lundi 1 décembre 2014

Nimrod AEW3 : l'avion le plus moche du monde

Le Nimrod, appareil de lutte anti-sous-marine dérivé du Comet de chez Havilland était déjà un appareil au physique ingrat…mais lorsque la Grande-Bretagne s'engage sur un programme d'avion radar en prenant pour base ce même Nimrod, elle va créer un des appareils les plus moches jamais conçus…on pourrait se dire que si le concept marche, pourquoi pas…mais hélas, le concept ne marchait pas non plus, et cet appareil sera l'un des grand fiasco des années 80 en matière d'acquisition de défense.

Un appareil au physique très ingrat...

Au milieu des années 60, la Grande-Bretagne se cherche un nouvel avion radar d'alerte avancé de type "AWACS". Le besoin est criant : les radars basés à terre ont une portée limitée face aux nouveaux appareils soviétiques et  le seul avion que possède l'aviation britannique comme avion radar est le Fairey "Ganett", une antiquité doté d'un radar AN/APS-20, lui aussi antique qui avait été développé pendant la Guerre…c'est vous dire !

Les "Ganett" de la Royal Navy sont déjà totalement dépassés...


A la même époque, l'US Navy met au point son premier Awacs dédié : le E-2 "Hawkeye", et les britanniques vont chercher à trouver une solution comme le E-2, mais de fabrication britannique. Les britanniques sont conscients que le E-2 est une révolution, et que si ils ne répondent pas rapidement, ils disparaitront du marché des avions de veille aérienne. Cette réponse, ce sera le projet P-139, mais il sera annulé très peu de temps après son lancement à la suite des grandes coupes budgétaires des années 60, qui verront entre autre l'annulation du TSR-2. Le P-139 aurait du être équipé d'un nouveau radar appelé le FMICW pour Frequency Modulated Interrupted Continuous Wave. Les études montrent rapidement que ce type de radar deviendrait inefficace sur un avion à moteurs à hélice à cause de leurs vibrations en vol, ce qui achève d'enterrer le projet

Une modification du Hercule sera également considérée...


Malgré ce revers, l'industrie britannique va continuer à travailler sur un appareil radar, mais basé à terre cette fois. Après avoir considéré le Andover, qui était trop vieux, on considère le Nimrod, mais l'opération de conversion est jugée trop coûteuse. En attendant, de vieux Avro "Shackleton" sont équipés des radars des "Ganett" et mis en service à partir de 1972 pour fournir une capacité limité de détection radar. Cette solution "d'intérim" rappelle alors aux britanniques leur besoin plus qu'urgent d'un appareil digne de ce nom.

Entre temps, l'US Air Force à mis en service son propre AWACS moderne, le E-3 "Sentry", équipé d'un radar à impulsion doppler..et les retours d'expérience prouve que le doppler est bien mieux adapté aux AWACS que le FMICW britannique ! Le FMICW est donc abandonné en 1972 et remplacé par un système doppler, bien plus efficace.

Equipé des radars de "Ganett", les "Shackleton" feront de l'intérim pendant de longues années, et ce n'était pas un appareil très confortable...


L'armée de sa majesté se trouve donc face à la possibilité d'acheter un ou plusieurs éléments du système aux américains, ou bien de s'obstiner à vouloir développer une solution nationale, ce qui coûtera plus cher, mais assure un plan de charge industriel…il s'agissait cependant de la solution la plus risquée, car il fallait réinventer la roue : c'est pourtant cette dernière solution que va privilégier le gouvernement : développer un nouveau  système répondant exactement aux besoins du Ministry of Defence. Pour cela on va nommer deux entreprises co-responsables du programme : British Aerospace et GEC Marconi. Fin 1974, plutôt que d'acheter un système sur étagères, les britanniques décident de réinventer la roue ! Le fait de nommer deux chefs d'orchestre est une autre erreur, déjà comise avec le TSR-2 dont on connait le résultat !

British Aerospace et Marconi s'embarquent sur une modification du "Nimrod"


Les études débutent ainsi en 1976 : le radôme monté sur le fuselage comme les américains n'est pas retenu, et Marconi se lance dans la mise au point d'un radar à deux antennes. Il faut un avion porteur, et c'est le "Nimrod" qui est choisi pour devenir le nouvel AWACS britannique. Les modifications sont ambitieuses : il faut remplacer le radôme et la perche de détection magnétique par deux énormes radômes : un à l'avant, un à l'arrière, les deux balayants l'espace sur 180°, un ordinateur devait ensuite raccorder les deux images en une, sans avoir de trou dans l'espace aérien surveillé. Au lieu d'avoir un unique radôme, les britanniques ont déjà une difficulté supplémentaire. L'ordinateur Marconi qui doit gérer à la fois le couplage et présenter une situation tactique claire aux opérateurs était le GEC 4080M. L'ensemble du système, appelé MSA pour Mission System Avionics.

Le Comet XW626 fera les premiers essais du système, avec juste le radar avant...

En 1977, c'est l'appareil le plus proche du Nimrod, le "Comet" qui est choisi pour les premiers essais. Le XW626, un Comet 4 de la RAF, est modifié avec un immense radôme à l'avant pour les premiers essais du système Marconi. Il vole modifié pour la première fois le 28 juin 1977 depuis la base de Woodford. Les résultats sont suffisamment encourageants pour inciter la RAF à demander la construction de 3 Nimrod Awacs en utilisant trois cellules d'appareils récemment réformés.

Il faudra cependant attendre 1980 pour voir le premier de ces appareils modifiés prendre l'air. Le premier vole le 16 juillet 1980, et doit tester l'aérodynamique de la cellule modifiée, alors que le second appareil doit tester l'avionique MSA, et plus particulièrement l'ordinateur GEC 4080M. Cet ordinateur devait traiter les données des deux antennes, du système IFF "Cossor" et du système de navigation inertiel "Ferranti"  avant d'afficher le tout sur les consoles des opérateurs, ce qui est beaucoup pour la faible puissance de calcul disponible. Chaque système avait été testé de manière indépendante et fonctionnait bien, mais une fois que l'intégration commence, tout va vite déraper : l'ordinateur épuisait presque toutes ses capacités de calcul juste pour démarrer tous les composants…il faut dire qu'avec 1 MégaOctet de mémoire, on ne peut pas aller bien loin ! Avec un stockage externe, il devenait possible d'avoir jusqu'à 2,4Mo de stockage, ce qui était faible, même pour l'époque ! Le suivi des cibles s'en trouvait ralenti, et au bout d'un moment, des échos fantômes commençaient à apparaitre, rendant le système totalement inutilisable.

Le Nimrod était plein à craquer après avoir été ainsi modifié...


Pour ne rien arranger, à pleine puissance, l'ordinateur génère beaucoup de chaleur; pour l'évacuer un système de caloducs est installé pour transférer la chaleur au carburant dans les réservoirs. Un seul problème avec ce système : il ne pouvait marcher que si les réservoirs étaient au moins à 50% de leur capacité totale, ce qui signifie que l'avion devait garder en permanence 50% de son carburant dans ses réservoirs... ou ne pas utiliser son radar…pratique ! Même la synchronisation entre les antennes avant et arrière du Nimrod est problématique. Les essais de 1984 montreront qu'il existait un "gap" dans la couverture des deux radars, ce qui se traduisait par des échos fantômes ou des plots qui disparaissaient pour de bon…guère fiable comme système ! La détection maritime en particulier était catastrophique.

Le Comet permettra déjà de tester le système en vol, mais ce n'était pas suffisant...


La gestion du programme est également catastrophique : le développement de l'appareil est géré par un officier de la RAF, alors que la responsabilité du radar est celle du directeur de l'armement et de l'électronique de la RAF, un général, qui est supérieur à l'officier qui gère le programme, un "simple" Group Captain (équivalent d'un colonel chez nous)…et dans le même temps, aucun des deux ne gère le budget du programme : ça c'est du ressort du ministère des finances…et tout ce petit monde commence à s'affronter sur la suite à donner au programme…des réunions d'avancement leur permette de se rencontrer et de discuter en face à face…mais il y a une réunion par trimestre ! Chaque sujet épineux doit donc attendre la fin du trimestre pour trouver une réponse…la réponse étant souvent "il faut faire une étude, on verra la prochaine fois…"…de plus, les règles de la RAF stipulent que chaque officier doit changer de poste tous les deux ans, ce qui signifie que au moment ou un officier commence à comprendre l'ensemble du projet, il part ailleurs... Bref, tout ce qu'il ne faut pas faire est fait...

Antenne arrière, avant et console pour les opérateurs : les réalisations de Marconi


Vers 1982, le temps moyen entre deux pannes sur l'avionique était de 2h…et il fallait 2h30 pour charger tous les paramètres de missions dans l'ordinateur ! Concrètement, si l'appareil pouvait décoller avec tous ses sous-systèmes OK, cela tenait du miracle ! Les performances étaient somme toute asssez médiocre : ce qui sauvait Marconi était le système IFF "Cossor" qui permettait de suivre les cibles de manière efficaces, mais dès que ce système s'arrêtait, les performances du sysème se dégradaient rapidement. Concrètement cela signifiait que l'appareil était bon pour suivre les appareils amis, mais médiocre pour suivre les appareils ennemis…c'est mieux que rien, mais c'est loin d'être idéal.

AEW3 au décollage...


Le choix du Nimrod comme plateforme s'avéra in fine un auvais choix : l'appareil était trop petit et mal adpaté : le poids du Nimrod AEW à pleine charge devait être à peine la moitié du Boeing 707 américain…mais devait pourtant accomplir les mêmes missions ! Si le E-3 possédait 14 stations pour les opérateurs, le Nimrod ne devait en avoir que 6, dont 4 pour le radar, par manque de place.

Les opérateurs étaient très serrés par rapport à un E-3

Les tensions entre les co-responsables sont palpables, chacun accusant l'autre auprès du MoD des retards et problèmes. Si British Aerospace à pu livrer les appareils demandés à temps, GECC Marconi est confronté à tout un tas de problème pour la mise au point de l'avionique. Malgré tout les problèmes, la mise au point continue et 8 appareils de série sont commandés, là aussi à partir de cellules de Nimrod MR1 déclassés. Le premier de ces nouveaux appareils vole en mars 1982. Il est livré à la RAF en 1984, alors même qu'il n'est pas opérationnel, les problèmes de surchauffe, mauvais fonctionnement du radar et problème de sous capacité mémoire n'étant toujours pas résolus. Sur les 8 premières sorties, a RAF arrivera péniblement à faire fonctionner le radar pendant 3 heures (en cumulé, pas en temps d'affilé..) Mais cela permet tout de même au Squadron 8 de mettre enfin ses Avro Shackleton hors d'âge à la retraite.

Le gros problème était qu'en raison de la date d'entrée en service du Nimrod AEW qui avait été prévue pour 1982, le Squadron 8 avait été réduit à peau de chagrin suite aux grandes réformes de 1981, et au moment de la Guerre des Falklands, la Grande Bretagne ne disposait d'aucun appareil radar de disponible. La Royal Air Force devra dans l'urgence adapter des Nimrod MR2 de patrouille maritime en appareil de détection aérienne rudimentaire pour assurer des patrouilles aériennes en Atlantique du sud. Il faut aussi dire que la Royal Navy ne valait guère mieux, ayant décidé d'abandonner les grands porte-avions en 1965, elle se retrouvait dans l'impossibilité de lancer ses Fairey "Ganett" de veille aérienne…il n'y aura donc aucune couverture radar permanente pendant la campgne, ce qui aurait sans doute permis de détecter les Super-Etendards argentins qui s'approchaient en maraude des navires britanniques et causèrent de lourdes pertes.

Le Nimrod AEW3 ne fonctionnera jamais comme prévu...


Pourtant, même à cette époque, le choix d'achat d'un système indigène ou étranger (américain) se pose toujours. Il faut dire qu'entre les capacités des E-3 américains et les difficultés de Marconi pour mettre au point un appareil qui marche même de façon rudimentaire, le choix semble clair, mais comme souvent, des considérations patriotiques vont primer sur les considérations d'efficacités pratiques et économiques. La Grande Bretagne va se retrouver à dépenser des fortunes pour un système qui fonctionne très mal. Alors même que les premiers appareils sont livrés en 1984, le Ministry of Defence (MoD) décide de passer un audit complet du programme devant les sommes astronomiques dépensées.

écorché du Nimrod AEW3


L'audit, réalisé en 1986, va révéler au grand jour les dérives du programme : alors qu'il avait été annoncé en 1977 que le programme couterait entre 200 et 300 millions de livres, en 1982, le MoD avait déjà dépensé près d'1 milliard de livres sterling ! Le tout pour un système inefficace ! Malgré cela, un nouvel appel d'offre est lancé pour un appareil de veille aérienne. Sont envisagés l'E-3 "Sentry" et le E-2 "Hawkeye" américains, ainsi que le Nimrod. La compétition finale a lieu en 1986 entre le "Sentry" et le "Nimrod". c'est le E-3 américain qui est choisi, menant ainsi à l'annulation du Nimrod en sa version AWACS. Le programme du Nimrod AEW3 va survivre quelques temps grâce à l'intérêt du gouvernement Indien pour l'appareil, mais une fois que celui-ci annonce son désintérêt du projet, il n'y a plus qu'à tout abandonner. Avant de pouvoir disposer d'appareils plus modernes, il faudra remettre en service les Avro Shackleton, qui devront rester en service jusqu'en 1991, ce qui en faisait de vraies pièces de musées au sein de la RAF, avec tous les cauchemars de maintenance associés ! Très inconfortables et non pressurisés, les vols étaient un supplice à bord pour les équipages !

Le Nimrod AEW3 n'entrera finalement jamais en service...

Les 7 Boeing E-3D "Sentry" commandés sont enfin livrés en 1991, ce qui permettra enfin  à la Grande Bretagne d'avoir ses propres capacités de détection aéroporté. C'est un peu tard pour la Guerre Froide…mais mieux vaut tard que jamais !

Que retenir de cet échec ? Tout d'abord que les capacité d'un AWACS sont très liées à la taille de l'avion porteur : comment espérer faire mieux que le E-3 dans un appareil faisant la moitié de sa taille ? Essayer de mettre autant de systèmes dans un avion conçu dans les années 40 posera son propre lot de problème. On peut aussi en retenir que le prix à payer pour se maintenir au "top level" technologique est souvent affaire de volonté politique et mène rarement à des économies…cependant dans ce cas particulier, à vouloir absolument rester dans la course technologique, les britanniques ont développé un système inutilisable, le tout pour un milliard de livres sterling…ce qui prouve bien que si la qualité à un prix, le prix n'est pas toujours un gage de qualité !

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