jeudi 12 décembre 2013

TSR2 : le bombardier sacrifié (1/2)

Il était grand, il était puissant, il était prometteur. Hélas pour lui, il était aussi très ambitieux et surtout trop cher. Annulé alors même que le deuxième exemplaire n'avait pas encore volé, son annulation reste aujourd'hui une décision très controversée. Fleuron de l'industrie britannique, il s'appelait le TSR-2, ou Tactical, Strike, Reconnaissance Aircraft Mach 2. Appareil tactique, de frappe et de reconnaissance de classe Mach 2.

Un appareil qui n'a jamais eu l'occasion de faire ses preuves



A la fin des années 50, les britanniques se trouvent confrontés, comme les Etats-Unis et la France, à devoir lutter contre des innovations technologiques qui rendent obsolètes la plupart des avions en service. Les britanniques disposent d'un excellent appareil : l'English Electric "Camberra", un bombardier moyen capable de voler à haute altitude en vitesse subsonique. Mais les avancées dans le domaine des missiles guidés le rendent obsolètes dès la fin des années 50. L'avion espion U-2 de Gary Powers qui sera abattu le 1er mai 1960 prouve l'avance soviétique dans ce domaine. C'est dans ce contexte que va naitre une série de demande de "l'Air ministry" britannique : le G.O.R no 339. L'Air Ministry est ainsi conscient que seul un appareil capable de voler à vitesse supersonique et à basse altitude à une chance de survivre dans cette nouvelle ère, mais le Camberra en était incapable. Il fallait autre chose. La fiche du G.O.R no 339 trouve ses sources dans le successeur du Camberra, étudié dès 1955, et la fiche en elle-même date mars 1957. C'est une fiche très ambitieuse : elle demande un intercepteur, capable de voler par tout temps, capacité de voler à Mach 2+ à haute altitude ou Mach 1,2 à basse altitude, pour larguer une bombe atomique, ou pour faire de la reconnaissance photo ou encore de la Guerre Electronique. Il devait en outre être capable de faire du suivi de terrain à 300 mètres d'altitude, pour larguer des bombes conventionnelles, sans oublier la capacité de décoller depuis un terrain "non préparé" (champ ou portion de route). Des capacités en décollage et atterissage vertical seraient un plus. N'oublions pas : nous sommes en 1957, le circuit intégré n'a pas encore été inventé…et on demande un avion capable de tout faire, de la reconnaissance à très haute altitude jusqu'au suivi de terrain à 300 mètres au dessus du sol…bref un peu trop ambitieux sans doute…

Le projet P17 d'English Electric, déjà un air de ressemblance avec le TSR2

La nécessité de ce programme ne fait pourtant pas l'unanimité : dès 1957, le ministre de la défense, Duncan Sandys déclare que "l'ère des avions pilotés est terminée, et que les missiles balistiques sont l'arme du futur". L'avenir lui donnera tord, mais dans ce climat de Guerre Froide, cette affirmation semblait tout à fait réaliste, sauf pour les aviateurs. Autre point dur : toujours dans cette fameuse année 1957, le "Ministry of Supply" (l'équivalent de la DGA outre-manche) annonce que les seules propositions "acceptables" pour le G.O.R 339 seront des propositions associant plusieurs compagnies. Il y a en effet à cette époque beaucoup trop de fabricants de cellules d'avions par rapport au marché britannique, et le gouvernement tente d'opérer un regroupement, par pression si besoin. Il y avait pas moins de 18 fabricants de cellules au Royaume Uni, contre seulement 3 grosses sociétés en France à la même époque.

D'autres dissensions internes se font voir : au sein du "Defence Staff", l'état-major des armées, sous la houlette de Lord Louis Mountbatten, amiral et fervent supporter de la Navy, qui veut favoriser le projet NA no 39 de la Royal Navy, qui va donner naissance au Blackburn "Buccanneer", qui précisait à tous que la Grande Bretagne pourrait acheter 5 "Buccanneer" pour le prix d'un seul TSR-2 ! Le risque était que si la RAF se montrait un tant soit peu intéressée par le NA39, elle risquait de perdre le G.O.R 339 tout entier ! Autre personnage clé dans ce choix, sir Solly Zuckerman (botaniste de formation…on aura tout vu), le conseiller scientifique du "Ministry of Defence", qui ne croyait pas aux produits anglais, préférant miser sur le matériel américain…il voyait donc le G.O.R 339 d'un mauvais œil.

Bref parti comme ça, le programme démarrait sur les chapeaux de roues ! Les industriels pouvaient soumettre leurs projets jusqu'au 31 janvier 1958. Plus d'une dizaine d'industriels vont soumettre une proposition (parmi lesquels Short Brothers, Avro, Blackburn, English Electric, de Havilland, Fairey, Hawker, Vickers Armstrong et Siddeley, c'est vous dire le paysage industriel morcelé de l'époque !)

P17A + P17D...une combinaison pour le moins étrange


L'Air Ministry va alors sélectionner deux propositions : l'English Electric P.17A et le Vickers-Armstrong Type 571. EE avait proposé également le P17D, sorte de tapis volant constitué d'une plateforme équipée de réacteurs devant permettre à son chasseur de décoller verticalement très Star Wars, mais direction le placard en moins de deux ! Vickers s'était distingué en soumettant non pas un avion, mais un système complet, incluant cellule, moteurs, avionique et armement, en plus de la logistique d'entretien, chose encore jamais vue à l'époque, ce qui avait impressionné l'Air Ministry. Mais il fallait fusionner les compagnies industrielles, et il sera décidé en haut lieu de combiner les deux propositions : un contrat unique attribué Vickers-Armstrong, avec English Electric comme sous-traitant principal. C'est ainsi qu'en décembre 1958, est révélé au public le programme du "Tactical Strike Reconnaissance, Mach 2" ou TSR-2, développé par Vickers-Armstrong et English-Electric.

P17A + P17D, la plateforme lance-aéronefs, concept qui me laisse quelque peu perplexe...

Le 1er janvier 1959, le programme est officiellement budgété et lancé, et son cahier des charges devient l'O.R 343, une version revue du G.O.R 339, mais qui ajoute une spécifications importante : en plus de devoir atteindre mach 2 à haute altitude, l'appareil devra aussi être capable de faire du suivi de terrain, à 60 mètres du sol de jour comme de nuit !

L'appareil devait pouvoir emporter une charge militaire de 900kg à 1900km de sa base sur ses réservoirs internes, dont une bonne partie du vol en supersonique. Il fallait également pouvoir emporter une arme nucléaire tactique, comme la "Red Beard", une arme de faible puissance de 15kT, mais celle-ci ne pouvait pas être accrochée sur pylône, obligatoirement en soute interne au regard de sa taille et de sa forme, mais surtout de son échauffement thermique.

Le TSR-2 tel qu'il a été construit


Pour mémoire, le 20 février 1959, c'est le "black Friday" au Canada : l'Avro Arrow est annulé et tous les exemplaires de l'avion sont détruits. Cela n'a aucun effet sur le développement du TSR-2, dont le design avance tout au long de 1959. Ce n'est pas chose facile : Les deux compagnies étant engagées à 50/50 sur le projet, et ayant des idées différentes, tout est source de conflit, de la forme des ailes au placement de l'altimètre sur la planche de bord. English Electric a plus d'expérience en supersonique que Vickers, et propose une configuration en aile delta, alors que Vickers, plus habitué aux avions civils, impose un grand fuselage monté sous deux petites ailes en flèche. Vickers doit construire la pointe avant et English Electric l'arrière, la "frontière" entre les deux mondes se situait au niveau de l'arrière des ailes . Bristol-Siddeley doit fournir les moteurs, des "Olympus" - Oui, oui, Olympus existait bien avant Concorde, il y en a toute une famille, qui équipe entre autre l'Avro Vulcan. Il est cependant intéressant que Vickers souhaitait un moteur Rolls Royce…mais l'Air Ministry imposa un moteur moins mature avec l'Olympus, ce qui sera source de très nombreux problèmes.

L'Olympus sera testé en vol par un Avro "Vulcan"


L'avion qui en résulta n'est pas très original dans sa forme, mais présente cependant quelques caractéristiques intéressantes. Le fuselage est long et étroit, et abrite quasiment tout, les ailes étant hautes et fines, le train d'atterrissage est abrité dans le fuselage. Un pilote et un opérateur radariste prennent place en tandem dans des cockpits séparés à l'avant. Une fine couche d'or recouvre les hublots pour protéger l'équipage du flash d'une explosion nucléaire. Deux entrées d'air semi-circulaires sur les côtés fournissent le débit d'air suffisant au moteurs voraces.

Vue de l'avant de l'appareil


L'aile est de forme delta, montée très haute, avec le bout retourné vers le bas. Des volets soufflés sont implantés tout le long du bord de fuite pour augmenter la portance et répondre à l'exigence de pouvoir décoller sur très courte distance à partir d'un terrain non préparé, l'aile à géométrie variable étant encore un rêve d'ingénieur à ce stade. Détail intéressant, il n'y a pas d'ailerons : le roulis  se contrôle par mouvement différentiel du stabilisateur horizontal (comme sur un appareil à voilure delta pure). La charge alaire était très élevée, afin de permettre un meilleur suivi du terrain (voir à ce sujet les déboires du B-1B qui vibrait tellement que l'équipage en était malade). La position des cockpits ne doit rien au hasard non plus : leurs emplacements coïncident avec les nœuds de vibrations du fuselage, de manière à les protéger davantage du buffeting qui peut être rencontré lors des vols à basse altitude et haute vitesse.

Au niveau de l'avionique, l'appareil devait intégrer la suite la plus complexe jamais mise au point : une centrale inertielle, un radar air-air, un radar de suivi de terrain, un radar de balayage latéral, un pilote automatique d'une complexité encore jamais vue. Le cœur du système était son calculateur, dérivé du "Verdan" fabriqué pour le A-5 "Vigilante" de l'US Navy. C'était là le seul boitier indigène de l'avion. La centrale inertielle, sous la responsabilité de ferranti, se compose d'une plateforme stable équipée d'accéléromètre et de gyroscope capable de suivre le trajet de l'avion en aveugle. Un radar latéral, dont une antenne était située de chaque côté du fuselage, permettait d'obtenir en temps réel une vision du terrain, même dans le noir ! Pilote et navigateur disposaient ainsi d'un afficheur composé d'une carte mobile, sur laquelle venait se superposer l'image du radar, permettant ainsi d'obtenir un "calage" de la navigation de l'avion quasiment en temps réel. Le pilote disposait également d'un afficheur tête haute lui permettant de naviguer même par mauvais temps, sans quitter des yeux son pare-brise ! Ces équipements sont aujourd'hui courants, mais à l'époque tout ceci est nouveau.

Les principaux équipements du TSR-2


Côté management, la guerre faisait rage au sein de Vickers et d'English Electric, chacun souhaitant réaliser l'assemblage final et les essais en vol de l'appareil. L'idée d'avoir non pas un mais deux chefs d'orchestre, qui ne s'entendaient pas de surcroît, ne va faire que compliquer le programmes : progressivement, les réunions et les comités vont se multiplier, alors même que le temps de débat des décisions cruciales ne va faire que s'allonger avec le temps. Certaines réunions d'avancement se feront avec 50 voire même 60 personnes présentes ! En 1960, les choses changent : les fabricants de cellules fusionnent pour donner naissance à BAC, la "British Aerospace Corporation", les fabricants de moteurs fusionnant également de leur côté pour donner naissance à BSEL, "Bristol Siddeley Engines Ltd". Malgré cela, les vieilles rancunes restent tenaces !

D'autres problèmes avec les sous-traitants se font jour. Il faut dire que le management n'est pas simple : certaines entreprises sont clientes de BAC directement, en tant que sous-traitants, alors que d'autres ont des contrats séparés avec le "Ministry of Defence"…et ne sont donc pas sous le contrôle de BAC ! Avec le recul, on a l'impression que les britanniques ont adoptés tous les défauts de la gestion de projet à l'américaine, sans en adopter les points positifs !

Le train principal avait une cinématique très particulière qui sera source de problèmes...


Il fallut quatre années de discussions pour décider du lieu du premier vol, après les hésitations entre Wisley, piste de Vickers, avec ses 2195 mètres, courte mais suffisante…les responsables de E.E estimant que la piste de Brooklands était suffisante. Elle mesurait…1190 mètres, clairement trop courte, mais ce n'était visiblement pas le plus important pour les responsables des deux compagnies. Ce sera finalement la grande piste de  Boscombe Down, site de la RAF, qui sera choisie, les appareils étant assemblés à Weybridge, et étant ensuite transportés par camion.

C'est le chef pilote d'E.E qui est choisi pour réaliser les vols d'essais, le Wing Commander Roland "Bee" Beamont. Il est assisté de Donald Bowen comme navigateur. Un deuxième équipage de remplacement est également formé, composé de Jimmy Dell et Peter Moneypenny.

Le 7 octobre 1960, la RAF place officiellement une commande : neuf avions de développement. Il sera suivi d'un contrat portant sur un premier lot de 10 appareils en juin 1963. Le planning fixé avec les autorités était le suivant : premier vol en mars 1963 et livraison des avions de pré-série pour mi-65.

3 décembre 1962 : premier Olympus 22R bon pour la ferraille


1962 arrive, et le premier incident du programme a lieu : le 3 décembre, un Vulcan B Mk1 explose et s'embrase au sol à Bristol. Il s'agissait du banc volant du moteur Olympus 22R. L'appareil est détruit, le moteur aussi, heureusement l'équipage a pu sortir intact du brasier. L'enquête montrera qu'un arbre creux est entré en résonance, conduisant à sa rupture. Le compresseur s'est mis à tourner de plus en plus vite, hors de contrôle jusqu'à ce qu'il se désintègre. Un des morceaux, chauffé à blanc rebondit sur la piste, avant de traverser l'aile du Vulcan, embrassant un réservoir de carburant.

Une série de tests complémentaires est réalisée au banc pour mieux comprendre ce phénomène, ce qui mène à un deuxième accident très semblable deux mois après : le toit du bâtiment est soufflé, et le banc est détruit au-delà de toute réparation utile. C'est la consternation : il y a un défaut grave sur l'Olympus 22R. Pire encore, ce défaut est compris, mais ses conditions ne sont pas encore bien définies. L'Olympus n'est pas prêt, et pourtant, les trente exemplaires de série commencent à voir le jour : il faut avancer : il est décidé de réaliser le premier vol au plus vite, avec des Olympus non modifiés. "Bee" Beaumont est prévenu : si il pousse les moteurs à plus de 97%, ils peuvent se désintégrer en vol…comme "restriction" du manuel de vol, on a rarement fait pire !

Mais le premier vol approchait à grand pas, moteur prêt ou non. Lire la suite ici.

L'heure du premier vol approche...

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