jeudi 14 novembre 2013

"Revlon" : tragédie sur le "Lincoln"

"103 à la boule" "Reçu 103 à la boule", ce qui signifie que l'appareil voit le miroir aux alouettes , et est aligné avec la piste du porte-avions pour l'appontage.

Retour sur la "baille"

Le porte-avions en question est l'USS Abraham Lincoln, un des mastodonte de l'US Navy, mesurant plus de 300 mètres de long. L'appareil est un F-14 "Tomcat", le plus gros intercepteur de la flotte, codé NH-103. L'appareil appartient au squadron VF-213, et est le BuNo 160390.


"Revlon, attention, vous descendez" lui lance le LSO (Landing System Officer), l'officier qui suit sa progression depuis le pont et constate que le Tomcat est bas sur son approche.

Nous sommes le 25 octobre 1994, et le "Lincoln" est en manœuvre pour entrainer ses pilotes avant un déploiement prévu au Moyen Orient. Le NH-103 revient d'un entrainement de routine : interception simulée, avant de revenir se poser sur la "baille" (porte-avions en argot).

Le LSO guide les avions depuis son poste en bord du pont

Le "Paddle" (surnom du LSO) qui continue de suivre la descente du Tomcat constate alors qu'il ne corrige pas suffisamment, et qu'il dévie sur la droite de la ligne d'approche "103, remontez vous êtes trop à droite"…il attend quelques secondes, et voit le nez du Tomcat virer à  gauche, trop tard. "103, wave off ! wave off !" "Wave off" est un terme particulier qui ordonne au pilote de remettre les gaz à fond pour repartir et refaire un circuit. Ce n'est pas une suggestion de la part du LSO, c'est un ordre, et les pilotes doivent l'appliquer sans même réfléchir.

Or le F-14 ne remet pas les gaz, il s'enfonce à gauche, avant que l'aile gauche ne s'enfonce, et l'appareil part en virage sur l'aile. Il est à 30 mètres de l'eau, et pour cause, son moteur gauche s'est arrêté, et l'appareil est parti en poussée asymétrique que le pilote ne peut pas compenser.

Le "Tomcat" bascule sur le dos à l'approche du pont, la séquence d'éjection débute, mais c'est déjà trop tard 

La séquence d'éjection est lancée : les quelques millisecondes nécessaires à la séparation du canopy et à l'extraction du RIO (celui qui est en place arrière) paraissent interminables. Le RIO s'éjecte alors que l'appareil est encore sur le ventre, le lieutenant de vaisseau Matthew Klemish va s'en sortir indemne…en revanche lorsque c'est au tour du pilote de s'éjecter, moins de 0,4 secondes plus tard, l'appareil est déjà sur le dos : l'éjection a lieu trop bas, en dehors des conditions minimales : le siège est catapulté vers le bas, et frappe l'eau 50 mètres plus loin, tête du pilote en premier. A cette vitesse, l'eau est une surface aussi dure que du béton : le lieutenant de vaisseau Kara Hultgreen, 29 ans, meurt sur le coup. Elle était la première femme qualifiée pilote de combat de l'US Navy, ayant reçue sa qualification seulement trois mois auparavant.

L'US Navy va alors engager de grand moyens pour retrouver son appareil et le corps de son pilote. Il faudra presque deux mois d'efforts pour localiser et remonter le F-14.

Portrait du LV Kara Hultgreen

Kara Spears Hultgreen est née dans le Connecticut le 5 octobre 1965. elle suivra une formation en ingénierie aéronautique à l'Université du Texas à Austin, dont elle sort major de promotion. Elle devient officier grâce à la formation OCS (Officer Candidate School) de la base de Pensacola, une admission parallèle au sein du corps des officiers. Elle devient ainsi officier de l'US Navy, et est sélectionné comme élève pilote, avant de partir suivre sa formation initiale à Corpus Christi (toujours au Texas). Elle est assignée aux avions de guerre électronique sur EA-6B "Prowler".

1993 arrive, et l'US Navy fait évoluer sa politique qui interdisait aux femmes de servir à bord des avions de combat. Hultgreen fait partie de celles qui sont sélectionnées pour intégrer les escadrilles de F-14 "Tomcat" qui forme alors le bras armé de la flotte. Elle intègre donc la VF-124, escadrille de formation, et part à Miramar NAS (base des "Top-Gun"), où elle suit l'entrainement de base des pilotes de Tomcat. Elle est ensuite envoyée à bord de l'USS Constellation pour faire ses "qualifs", qualification au décollage et appontage. C'est un échec, elle est recalée, mais la Navy lui donne une seconde chance : elle se qualifie enfin à l'été 1994, et devient la première femme pilote de combat de l'US Navy. Elle rejoint la flotille VF-213, les "Black Lions" à bord d'un autre porte-avions, l'USS Abraham Lincoln, en prévision d'un déploiement dans le golf persique.

Hultgreen devient alors la coqueluche des médias, devenant ainsi un symbole de l'intégration des femmes au sein de l'US Navy. Son "call-sign" (indicatif radio) qui était "Hulk" ou "She-Hulk" depuis son brevet de pilote en raison de sa force (et de son nom) devient ainsi "Revlon", marque de cosmétique célèbre, en raison de son interview remarquée lors d'une émission spéciale sur une grande chaine américaine où elle apparaissait maquillée, contrairement à ses habitudes de pilote de chasse. Il est vrai que passer des heures avec un casque et un masque à oxygène n'aide pas à prendre soin de son visage….

Tout ceci prit tragiquement fin le 25 octobre 1994.

Extrait de l'interview de Kara Hultgreen

Au vu de l'accident, il fut décidé de récupérer l'avion et surtout le corps de Kara Hultgreen. Une barge spéciale équipée d'une grue sera amenée sur place, et un robot sous-marin sera employé pour tenter de retrouver l'épave. Le F-14 est localisé le 5 novembre par près de 1100 mètres de fond, posé sur son train d'atterrissage, et le corps de Hultgreen est retrouvé a quelques mètres de là, encore attachée à son siège éjectable. Son corps est ramené à la surface le 12 novembre, et il faudra trois tentatives à la Navy pour parvenir à ramener l'avion à la surface.

Le lieutenant de vaisseau Hultgreen est enterrée avec les honneurs militaire à Arlington le 21 novembre. Ce n'est que début décembre que l'appareil sera ramené à la surface. Comme toujours dans ce genre d'accident, il y a deux enquêtes qui sont menés en parallèle : une par le JAG (Judge Advocate General corps) qui vise a établir les responsabbilités d'un point de vue responsabilité civile, et le MIR (Mishap investigation Report, qui aujourd'hui s'appelle le SIR, Safety Investigation Report) qui vise à établir les causes techniques et ou les manquements de procédures ayant conduit à l'accident.

L'analyse des vidéos prises depuis le pont d'envol sera crucial pour l'enquête

Hultgreen étant une de seule femme qualifié sur F-14, et étant la coqueluche des médias, le cas est suivi de très près par les autorités. Comme à l'accoutumé, le MIR est un rapport interne qui n'est pas dévoilé au public, mais sur lequel s'appuie le JAG pour faire son enquête, le rapport du JAG étant lui rendu public. La conclusion du JAG est que l'appareil s'est abîmé en mer à cause d'une défaillance technique, ce qui devient la position officielle de la Navy. Or des extraits du MIR sont révélés au public peu de temps après, à cause de fuites d'un officier qui a pu le consulter, et le MIR ne suit pas du tout ce qui est marqué dans le rapport du JAG : pour le MIR, c'est une erreur de pilotage !

Dans les mois qui vont suivre, les passions vont se déchaîner, et les vérités et contre-vérités vont se succéder. On entendra tout au sujet de Hultgreen : excellente pilote, mais pas taillée pour la chasse, erreur de débutant sur un avion qui ne pardonne pas les erreurs, femme qui a bénéficié d'un traitement de faveur pour que la Navy tienne les quotas d'intégration de femmes dans la Navy, qu'elle a paniquée lors du crash…autant d'information contradictoire, jugées sexistes par beaucoup, réalistes par d'autres…comment démêler le vrai du faux dans cette triste histoire ?

Vidéo présentant Kara Hultgreen ainsi que la vidéo du crash

Heureusement, le recul permet aujourd'hui de reprendre toutes les accusations et de se faire une image plus claire de ce qui s'est passé.

Tout d'abord, le F-14. Le Tomcat est un avion, qui dans sa version F-14A possède des réacteurs TF30-P-414A "par intérim" (intérim qui a duré 25 ans) qui ne sont pas très résistants aux brusques variations d'alimentation en air (air chaud, ou brusque variation de pression), ce qui entraine fréquemment un "pompage" du compresseur, c'est-à-dire un mauvais fonctionnement suite à un manque d'air, menant à l'arrêt du réacteur. Le F-14 souffre en réalité d'un triple défaut : les moteurs sont sensibles, les entrées d'air placées de part et d'autre du fuselage, lors d'un virage à plat, le nez de l'avion peut "masquer" une des entrées d'air, menant à un arrêt réacteur, et la position des réacteurs, placés de part et d'autre de la zone centrale du fuselage donne une poussée asymétrique importante en cas d'arrêt moteur, qu'il faut compenser immédiatement sous peine de faire partir l'appareil en vrille incontrôlable. Le pilotage de l'appareil à proximité du porte-avions est donc délicat : en particulier les compensations de cap un peu trop vive au palonnier sont à proscrire pour ne pas éteindre un moteur et partir en vrille.

C'est pourtant ce qui s'est passé pour l'accident de Kara Hultgreen : suite à une mauvaise approche, sa tentative de compenser au palonnier à fait décrocher le moteur gauche, faisant partir l'appareil en tonneau dont l'issue fut fatale pour la pilote. Le "wave-off" est intervenu trop tard : son moteur avait déjà décroché.

Ce comportement de la pilote a fait dire à beaucoup qu'elle n'était pas totalement qualifiée pour voler sur F-14, et que dans sa course à l'intégration des femmes, la Navy avait fermé les yeux et lui avait attribué son brevet sans être trop regardant. Cette "discrimination positive" a fait grincer bien des dents au sein de la Navy, indépendamment du crash de Kara Hultgreen. 

Autre élément qui a jeté beaucoup d'huile sur le feu : les pilotes de chasse possèdent leur règles et leurs codes, et en temps normal, on ne met jamais en question les qualités de pilotage d'un pilote qui vient de se crasher, c'est une règle d'or…or le décès de Kara Hultgreen a déchaine tout un tas de passions, et ses qualités de pilotes ont été mises en question par la presse, mais aussi par les pilotes de sa flotille, ce qui est quelque chose de jamais vu auparavant.

Retour sur la "baille", une opération compliquée et dangereuse


Etre une femme à bord d'un navire de combat dont l'équipage se compose à 90% d'hommes n'a jamais été chose facile. Entre les railleries, les brimades et les "vieux" quartiers maitres et officiers pour qui la place de la femme est à la maison, la vie n'était pas tous les jours faciles. Par exemple, la Navy avait mis en place une politique très stricte de "suivi" des femmes à bord des navires. Elles devaient subir un examen médical tous les mois, qui incluait un test de grossesse…ce "uivi" sera supprimé quelque temps après devant les protestations. Pour compenser, le commandant du "Lincoln" avait décidé d'inviter les femmes pilotes une fois par mois à venir prendre le thé avec les officiers supérieurs du navire, de manière à avoir un échange plus informel. Evidemment, cette fois, ce seront les hommes qui vont râler, vu que eux n'avait jamais l'occasion d'aller prendre le thé avec le commandant…bref pas facile du tout d'être une femme. Rajoutez à cela le comportement machiste (stéréotype, mais qui comme beaucoup de stéréotype est bien vrai) des pilotes de chasse qui ne reconnaissent pas tous les femmes comme des pilote à part entière, et vous obtenez un environnement de tensions et qui risque de mal se terminer. On trouvera ainsi des instructeurs pour qui "noter une femme est dégradant" et d'autres qui au contraire resteront très professionnels avec ce nouveau changement.

Progressivement, on a assisté à l'émergence d'une nouvelle version du crash : Hultgreen était un bon pilote mais pas exceptionnel, elle évoluait de plus dans un milieu très macho et le stress que cela faisait peser sur elle a conduit à une fausse manœuvre qui lui à coûté la vie.

C'est une version un peu simpliste. Avec le temps, de nouveaux éléments sont apparus : la mère de Hulgreen a publié son carnet de vol, qui montre que "Revlon" était un excellent pilote. En 1992, elle a notamment réussi poser un EA-6B "Prowler" avec un train arrière gauche bloqué, manœuvre délicate, mais exécutée avec calme et brio. Elle a reçue sa qualification sur F-14 en 3ème sur une promo de 7 élèves, ce qui n'est pas mal du tout, malgré son échec de qualification lors de sa première tentative. Cet échec n'est pas systématiquement disqualifiant pour devenir pilote de l'aéronavale…et rien ne prouve qu'Hultgreen a bénéficié d'un traitement de faveur, malgré toute les rumeurs. Il est cependant vrai que d'autres femmes ont parfois bénéficié de traitement de faveur, mais ce n'était pas du tout systématique. Après, elle manquait sans doute d'expérience, mais n'oublions pas qu'elle n'avait reçue sa qualification sur F-14 seulement trois mois auparavant…

Un F-14 "Tomcat", les yeux de la flotte (crédit US Navy)
Quand à l'environnement machiste, aucune preuve non plus qu'il ait été un facteur dans le crash. Aux dires de tout ceux qui l'ont connu, Hultgreen était une femme qui savait se débrouiller et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Au cours de la convention "Tailhook", réunion de l'association des pilotes de l'aéronavale, à l'origine d'un grand scandale suite à des viols perpétrés par des officiers pilotes sur leurs collègues féminins en 1991, Hultgreen aurait "maîtrisé" plutôt violemment un aviateur éméché qui tentait d'abuser d'elle…preuve qu'elle n'était pas du genre à se laisser intimider par des officiers machos de la vieille école.

On ne saura sans doute jamais ce qui s'est passé dans la tête de Kara Hultgreen ce 25 octobre 1994, ce que l'on peut affirmer cependant, c'est que la perte de Kara Hultgreen fut une tragédie, pour la Navy, pour sa flotille, mais aussi et surtout pour sa famille. Si les femmes pilotes aujourd'hui ont acquis le droit de piloter des avions de combat, c'est en partie grâce au courage et à la ténacité de femmes comme Kara Hultgreen. Elle n'était pas une féministe qui voulait prendre un bastion masculin juste pour le fait de clamer l'égalité des sexes, non, elle était pilote, et voulait servir son pays en faisant ce qu'elle rêvait de faire : piloter des jets de combat, et elle est partie bien trop tôt, mais non sans avoir ouvert la voie à d'autres après elle.

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