jeudi 30 janvier 2014

Tupolev 144, l'autre Concorde (2/2)

Après cinq années de mise au point, le prototype du Tu-144 effectue son premier vol le 31 décembre 1968, presque trois mois avant Concorde. Il décolle de la piste de Zhukovski pour un vol de 38 minutes. Les pilotes sont assis sur des sièges éjectables au cas où…mais heureusement ils ne serviront pas ! L'équipage est de deux pilote et un ingénieur d'essai en vol (E.V Elyan, M.V. Kozlova et V.N Benderova). Par mesure de précaution, l'équipage ne rentre pas le train d'atterrissage.

Le prototype du Tu-144 en vol, avec ses deux nacelles jointes.

Les essais en vol vont alors pouvoir commencer pour de bon. Le Tu144 franchit le mur du son pour la première fois le 5 juin 1969 et devient le premier avion de transport à franchir Mach 2 le 26 mai 1970 à une altitude de 17 kilomètres. Le même mois, il va sortir de l'Union soviétique pour la première fois, pour aller au bourget, sa première apparition publique. Il s'agira de la première rencontre entre Concorde et le Tu-144, alors même que les américains viennent d'annuler leur programme de supersonique civil ! A l'issue du salon, le Tu-144 va retourner derrière le rideau de fer, et on ne le reverra pas avant 1978.

Le prototype prouve rapidement ses limites

Mais le prototype montre rapidement ses limites : Tupolev revient à la planche à dessins et va faire de très nombreux changements : la forme des ailes change, passant d'une forme ogivale à une forme bi-conique plus facile à construire, les moteurs du Tu-144S sont des Kustnetsov NK-144F, plus économes et plus puissants que sur le prototype, le train d'atterrissage compliqué est modifié etc…Enfin, last but not least, il va ajouter des surfaces mobiles juste en arrière du cockpit : des moustaches de chat rétractables qui permettent un meilleur contrôle à basse vitesse, mais qui sont rétractables à haute vitesse. Conjugué au nez basculant, ce dispositif donne un air curieux à l'appareil au sol…une sorte d'animal curieux, comme une grue..

Nes baissé, moustache  sortie...Le Tu-144 a une drôle d'allure au sol..


La raison derrière l'arrivée ces curieuses moustaches est que sur un avion delta, le fait de bouger les elevons vers le bas augmente la portance à basse vitesse (comme des volets) mais fait pencher le nez vers l'avant. L'utilisation des dérives canards permet d'annuler cet effet, réduisant ainsi la vitesse d'approche jusqu'à 330 km/h. Cette vitesse est cepndant encore 50 km/h au dessus de celle de Concorde qui bénéficie d'une aile plus aérodynamique et qui donne une meilleure portance à basse vitesse que l'aile en double delta du Tu144.

Principe des "moustaches" du Tu-144


Le premier appareil de production vole dès Août 1972, avant de passe le mur du son le 20 septembre. 1973 : nouveau salon du Bourget, Concorde est là, empêtré dans ses annulations de commandes, et l'URSS envoie un Tu-144 faire une démonstration en vol. L'appareil est le CCCP-77102. Le 3 juin 1973, l'appareil se brise en vol avant de s'écraser à Goussainville à proximité du Bourget. Les six membres d'équipage sont tués, ainsi que 8 civils au sol, et 15 maisons sont rasées.

Plusieurs maisons de Goussainville seront rasées lors du crash

De nombreuses théories vont tenter d'expliquer le crash, la plus populaire en URSS insiste sur le fait qu'un Mirage IIIB de l'armée de l'air se trouvait dans la zone réservée au Tu-144, et qu'en voulant l'éviter, le pilote s'est écrasé au sol.

Il semble cependant que la démonstration était trop "agressive", conduisant à la perte de l'appareil. En effet, juste avant le crash, le Tu-144 remontait la piste à très faible vitesse, avant d'allumer la post-combustion en bout de piste et de tirer une chandelle verticale, qui était clairement au-delà des limites structurales de l'appareil. Une des moustache a été arrachée, impactant le fuselage au niveau d'un réservoir de carburant qui s'est enflammé. Une autre possibilité est que le pilote n'était pas bien positionné au moment de son survol du runway…et qu'en voulant se replacer correctement, il ait trop forcé sur les commandes. L'accident aura un impact très négatifs sur les supersoniques en Europe, mais n'impactera pas la production du Tu-144S pour Aeroflot…qui n'a pas forcément son mot à dire dans toute cette histoire...

La reconstitution de l'appareil ne donnera pas de réponse définitive sur les causes du crash

Le Tupolev 144S entrera en service commercial le 26 décembre 1975, et il va transporter du fret et du courrier de Moscou à Alma-Ata, en attendant de transporter ses premiers passagers commerciaux, ce qui survient le 1er novembre 1977, avec le Tu-144D. La crise pétrolière aura rendu son exploitation plus difficile, mais les soviétiques étaient déterminés à faire voler ce supersonique ! L'appareil possède une capacité de 126 passagers, soit un peu plus que Concorde, mais avec des sièges par rangées de 5, grâce au fuselage beaucoup plus large que Concorde. Il y avait cependant différentes classes à bord de l'appareil : une première classe à l'avant en 2+1 sièges, et une classe "touriste" (je ne suis pas sûr que le terme existait chez Aeroflot à l'époque) en 2+3 sièges.

Configuration 3 + 2 en cabine touriste


Pour donner une meilleure confiance aux passagers, les sièges éjectables des pilotes seront remplacés par des sièges standards. Malgré cela, les passagers n'ont pas gardé un bon souvenir de l'appareil : bruyant, entassés, et surtout un nombre de pannes incroyables : près de 226 lors des 102 vols commerciaux ! Au moins 80 de ces pannes ont conduit à un retard de vol, ce qui en fait probablement l'un des plus mauvais avion de l'Aeroflot. Le Tu-144 ne volait qu'une fois par semaine ! Le bruit était principalement du au système de conditionnement d'air, et il était incroyable : deux passagers assis côte à côte pouvaient à peine s'entendre…et des passagers à deux sièges d'écarts devaient communiquer par post-it !

Panneau du mécanicien navigant


En 1977, un nouveau problème survient : l'appareil est fragile et ne résiste pas aux essais statiques : un fuselage de Tu-144s cède ainsi au banc, bien en deça de la valeur théorique calculée : à seulement 70% de la valeur maximale théorique (en aéronautique, on demande souvent à la structure de tenir jusqu'à 150% de la valeur maximum théorique pour se donner de la marge. Le problème vient de la méthode de fabrication utilisée : au lieu d'un assemblage classique de couples et lisses sur lesquelles on vient poser le revêtement du fuselage, le TU-144 fait appel à un nouveau procédé : par assemblage de grands éléments préfabriqués, mesurant parfois jusqu'à 19 mètres de long…or la métallurgie n'étant pas le point fort des soviétiques, ces panneaux sont souvent de qualité moyenne, avec de nombreuses impuretés dans le métal, ce qui amène des criques de fatigue très rapidement. Or sur un panneau lisse, il n'y a rien pour arrêter la crique une fois qu'elle se forme : le panneau entier peut céder sous les contraintes, brutalement et sans avertissement préalable.

Plan de la cabine du Tu-144


Le 23 mai 1978 c'est de nouveau l'accident : une conduite de carburant se rompt dans l'une des nacelle, et un incendie commence à se propager. Popov et Elyan sont aux commandes, et parviennent à ramener l'appareil, qui doit se poser sur le ventre, le train d'atterrissage étant HS. Le crash est rude et l'appareil se brise en plusieurs segments. Elyan est blessé, mais surtout deux des ingénieurs de vol sont tués.

Le crash du 23 mai 1978


Les vols commerciaux avec passagers cessent dès le 23 mai 1978 (jour de l'accident)…bilan des vols avec passagers : à peine 7 mois et seulement 52 vols effectués, un crash à l'atterrissage, deux tués : pas extraordinaire donc. L'arrivée de la version long courrier, le Tu-144D va permettre de relancer une ligne commerciale, mais uniquement pour du fret à partir du 23 juin 1979, sur la ligne Moscou Khabavarosk. Il n'y aura que 47 vols commerciaux sur cette ligne, soit en tout et pour tout 102 vols commerciaux : autant dire rien ou presque. La montée du cours du pétrole qui finira par impacter l'URSS aura également raison de l'avion…et Aeroflot devra apprendre le sens du mot "rentabilité"

Il est intéressant de noter que même si le dernier vol commercial de l'appareil a lieu en 1978, la chaîne de montage ne sera arrêtée que en 1984, les appareils ayant continué à voler après la fin des vols commerciaux. En effet, l'URSS annule tout le programme Tupolev 144 en 1983, mais prévoit de garder les appareils et de les faire voler tant que possible (tant qu'il y a des pièces de rechanges donc) comme laboratoire volant.

Le cockpit du Tu-144, en vert, il parait que ça calme les pilotes...

Le Tu-144 sera utilisé tour à tour comme observatoire solaire, laboratoire médical à haute altitude, observatoire atmosphérique, mais le manque de budget va rapidement mettre fin à ces vols. En 1985, un autre appareil servira de banc d'essai pour tester les manœuvres d'approche de la navette spatiale russe "Bourane" (le Tu-144 à le même aérodynamisme que la navette spatiale : celui d'une brique !).

Il y aura encore un dernier programme auquel participera un Tu-144, qui va reprendre du service au début des années 90. Il s'agit d'une idée de Judith dePaul, riche femme d'affaires américaine, dans le cadre de la mise au point d'un nouveau transport supersonique. Elle va négocier avec Tupolev, et Boeing-Rockwell un agrément par lequel Tupolev fournissait un Tu-144 qui serait géré pour le compte de Boeing et exploité par la NASA pour faire des vols de recherche dans le cadre des essais du nouveau supersonique.

Reportage sur les vols du TU-144LL pour la NASA

Le 77114 va être sorti de stockage et remis en état de vol par les équipes de Tupolev grâce à un financement de près de 300 millions de dollars par Boeing et la NASA. Le 77114 est un Tu-144D quasi neuf : il totalise moins de 83 heures de vol ! Il devient ainsi un Tu144LL ou Letayuschaya Laboratarya, laboratoire volant.

L'arrière de l'appareils est bien différent de Concorde...


Le nouvel appareil effectuera 27 vols pour le compte de la NASA entre 1996 et 1997. Le programme est un succès, mais sera cependant annulé en 1999 pour faute de budget. Le Tu144LL sera renvoyé en Russie chez Tupolev, sur insistance du gouvernement russe qui ne veut pas que les moteurs Kusnetzov NK-321, qui équipent les bombardiers nucléaires, puissent se retrouver dans la nature.

Le bilan commercial du Tu-144 n'est pas terrible : aucune commande à part Aeroflot…qui se serait bien passé de l'appareil, dont la fiabilité était catastrophique comme nous l'avons vu.

Du côté industriel, ce n'est pas mieux : au total, ce sont 16 Tu-144 qui seront construits, soit assez proche des 20 exemplaires de Concorde : 
  • 1 prototype (68001)
  • 1 appareil de pré-production (77101)
  • 9 appareils de série Tu-144S (77102 à 77110)
  • 5 appareils Tu-144D (Dal'nyaya ou long rayon d'action) (77111 à 77115) 
  • 1 Tu-144D (77116) qui ne sera jamais terminé

Rétrospectivement, il est clair que l'appareil n'a jamais eu le niveau de maturité nécessaire d'un avion commercial : sa conception a été faite à la hâte, sa mise en service aussi : elle devait coïncider avec le 60 ème anniversaire de la révolution d'octobre ! Tu144 se voulait un symbole de la dominance technologique de l'Union Soviétique…et la presse occidentale l'a accepté dans un premier temps…avant de voir que cette dominance cachait en réalité de graves problèmes d'assurance qualité et de fabrication. Si Concorde a subi plus de 5000 heures de vol d'essai avant d'être déclaré opérationnel, le Tu-144 en avait engrangé à peine 800 avant sa mise en service de courte durée !

1973 au Bourget : la dernière rencontre entre les deux supersoniques.

Si pendant un temps, le Tu-144 a pu faire de l'ombre à Concorde, rapidement c'est Concorde qui est venu sur le devant de la scène. Le Tu-144 après des débuts largement médiatisés, va peu à peu sombrer dans l'oubli…sauf peut-être chez les nostalgiques de Concorde, qui se souviennent que "les russes ont copié Concorde, dommage, ça n'a pas marché". Si vous avez révisé ce jugement.. c'était le but de l'article !

4 commentaires:

  1. Beaucoup d'âneries comme d'habitudes:
    "la métallurgie n'étant pas le point fort des soviétiques": faux, voir la métallurgie du titane.
    "les Russes ont copié Concorde": faux , archi faux, assez avec cette fable. Les deux avions n'ont pas deux détails communs.

    L'histoire du Mirage: Un ancien ingénieur navigant TU 144 m'a dit: les gens qui étaient dans cet avion étaient mes amis et je peux dire que le pilote n'était pas un homme à casser son avion parce qu'il aurait vu un autre avion dans la coin de son pare-brise.


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    1. J'aime beaucoup le "comme d'habitude" : je ne peux que vous inviter à donner des sources pour rectifier ! Je trouve votre commentaire bien ingrat !
      La métallurgie russe était mauvaise...par manque de contrôle qualité efficace couplé à un design avant-gardiste qui ne tolérait aucune approximation !

      Quand à la "copie du Concorde" : je vous invite à relire la première partie de l'article, où j'insiste justement sur le fait que le 144 n'est pas la copie carbone de Concorde !

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    2. Peu après le crash de Goussainville, j'ai été embauché comme jeune ingénieur au tout début de ma carrière au laboratoire central de l'Aérospatiale à Suresnes où l'on s'occupait de développement de matériaux, pour toute l'Aérospatiale, des avions, des hélicos, jusqu'aux fusées, que ce soit en métalliques ou en composites. Bien évidemment, ce crash était une "aubaine", si l'on peut dire, pour faire le point sur la technologie Soviétique. J'étais personnellement aux composites, et il n'y avait rien de nouveau pour nous; les Russes étaient même en retard; ce que l'on faisait voler en expérimental, sous dérogation, sur le Concorde était nettement en avance. Et les collègues des matériaux métalliques disaient la même chose. On a rien appris, si ce n'est que l'on était loin d'être ridicules...

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  2. J étais au Bourget le 3 juin 1973en effet le pilote d essai du 144 à voulu faire mieux que le Concorde pilote par André Turcat il a fait une ressource trop raide à pleine puissance j ai vu une fumée noire sortir de l un des réacteurs il a basculé sur le côte mais étant trop bas n a pas pu redresser et s est écrasé
    TURCAT à eu de la chance car il avait refusé l invitation du pilote du 144 de venir à bord !!

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