jeudi 17 octobre 2013

Ravitaillement en vol (1/2)

Imaginez que vous roulez tranquillement sur l'autoroute à 130 à l'heure…vous voyez votre témoin de carburant qui s'allume…heureusement il y a un camion citerne devant…il a une perche de ravitaillement à l'arrière (non je n'ai rien fumé !) vous vous approchez doucement par derrière, à une vitesse très légèrement supérieure à la sienne…vous ajustez l'accélérateur…vous êtes à 1 mètre derrière lui, et bingo, contact ! c'est bon, votre réservoir se remplit lentement (je n'ai rien bu non plus)…vous passer le quart d'heure suivant dans la même position, à suivre la citerne à un peu plus d'un mètre de distance, en vous ajustant sur lui... 


Ce n'est pas l'autoroute...mais ça va encore plus vite
Bon rien de tout cela n'est possible (je vous ai dit que je n'ai pas mangé de champignons) mais vous commencez à comprendre : ce serait faisable, mais ça vous demanderai une concentration de chaque seconde, et le risque de rentrer dans le camion citerne serait loin d'être nul…imaginez que vous le faites dans un avion à 500 km/h maintenant !


Vous avez compris où je veux en venir : le ravitaillement en vol ! Cet "accouplement entre deux pachydermes auxquels on demande une agilité de ballerine" est une des opérations les plus difficiles à maîtriser en tant que pilote de chasse ou de transport. L'idée est aussi vieille que l'aviation (ou presque) mais sa réalisation est plus récente.

1921, Weslay May grimpe d'aile en aile avec un jerrycan sur le dos

Le premier brevet pour un système de ravitaillement en vol date de 1921, par un ingénieur russe, mais il restera sans aucune application pratique. En 1921, Weslay May réalise le premier ravitaillement en vol. "Marcheur d'aile", il va sauter de l'aile d'un Lincoln Standard sur celle d'un Curtiss JN-4, avec un sac à dos constitué d'un jerrycan d'essence, qu'il transfère dans le réservoir du Curtiss. C'est une cascade spectaculaire, mais sans plus. 

Les premiers tests "sérieux" remontent à 1923, près de San Diego. L'US Army tente le ravitaillement en vol à partir d'un appareil équipé d'un tuyau souple qu'il laisse trainer derrière lui : on se rapproche du système moderne. Ce tuyau souple était équipé d'une valve coupe-carburant automatique, pour arrêter le flot d'essence si le tuyau se détachait, évitant d'asperger avion et pilotes (le risque d'incendie étant très présent si l'essence touchait le moteur). C'est ainsi qu'un DH4B va rester en l'air plus de 37 heures, battant ainsi un record mondial, grâce à ce système. Malgré tout, le tuyau souple n'était pas la panacée : il fallait voler très près de l'autre avion, tout en faisant attention de ne pas prendre le tuyau dans le moteur.

Le tuyau souple, efficace mais compliqué

Il faudra attendre les années 30 pour que le Squadron Leader Richard Atcherly de la RAF britannique mette au point un autre système. Dans son système, l'avion ravitailleur trainait un long tuyau équipé d'un petit parachute stabilisateur (empêchant le tuyau de voler dans tous les sens derrière l'avion), alors que l'avion cible tirait une corde et un grapin derrière lui. L'avion ravitailleur passait au dessus et en travers du vol de l'avion cible, permettant aux deux lignes de se croiser. L'avion cible pouvait alors tirer la ligne de carburant jusqu'à lui. En 1934, une firme britannique se monte, sous la direction d'Alan Cobham : FRL ou Flight Refueling Limited. Fabriquant les lignes et les embouts de ravitaillement, Cobham voyait un grand avenir pour le ravitaillement en vol des avions commerciaux, dont la portée était encore limitée. L'avenir lui donnera raison sur le ravitaillement, mais pas sur l'aviation commercial qui n'utilise toujours pas cette technique.

Il va se passer très peu de chose pendant la Seconde Guerre Mondiale dans ce domaine. Tout au plus quelques expériences anecdotiques de montage de ligne FRL sur un B-24 pour ravitailler un B-17, mais l'arrivée du B-29 et de ses énormes réservoirs de carburant va diminuer l'intêret du ravitaillement en vol, qui ne sera pas généralisé dans toute la Guerre au sein des nations belligérantes. Il va falloir attendre l'après guerre pour que les choses bougent un peu.

Tout se passe dans les années d'après Guerre


Le problème d'après guerre est l'arrivée des bombardiers intercontinentaux comme le B-36, mais l'absence de chasseur d'escorte capable de les suivre. Il faut trouver quelque chose pour fournir une escorte aux bombardiers lourds…c'est la grande époque des chasseurs remorqués, portés en soute, attaché à l'aile : je vous renvoie à mon article sur les parasites pour en savoir plus !

Pourtant le ravitaillement en vol n'est pas sur la liste des priorités de l'USAF. Il faut dire que la méthode de ravitaillement via un tuyau à un gros désavantage : le débit est très faible…et les bombardiers de l'Air Force ont des besoins énormes en carburant. Il faut donc trouver mieux, heureusement Boeing à une idée sur le feu.

L'idée de Boeing : la "perche volante" (flying boom)
Cette nouvelle idée, c'est la "Boeing boom", ou "perche Boeing". L'idée est de montée une perche rigide et extensible à l'arrière d'un appareil. Elle est équipée de petites ailettes sur le côté qui permettant de la manœuvrer comme un avion ou presque, et on peut ainsi la guider vers un réceptacle sur l'avion cible. L'avantage est triple : il permet de transférer de sgrandes quantités de carburant rapidement, il ne nécessite que peu de modifications sur l'avion cible, et le gros de la manœuvre est effectué par l'opérateur de la perche, situé dans un habitacle sur l'avion ravitailleur, en arrière de la perche.

L'opérateur de la perche n'a pas le poste le plus facile sur ce KB-29...

Une autre innovation va rendre cette perche viable : le "Single Point refuelling", ou "avitaillement par prise unique". Ce système permet de remplir les différents réservoirs d'un appareil en utilisant une seule prise sous pression. L'interconnexion entre les réservoirs permet de transférer le carburant là où il faut, et de le répartir correctement, au lieu de remplir individuellement tous les réservoirs comme c'était la norme pendant la Guerre.

Au même moment où Boeing développe sa perche, FRL en Angleterre va améliorer le tuyau de ravitaillement, et mettre au point la méthode du panier. Dans cette méthode, l'avion ravitailleur traine un tuyau flexible au bout duquel est attaché un panier flexible en forme d'entonnoir. L'avion cible, équipé d'une sonde de ravitaillement, doit venir "plugger" son "engin" dans le panier. Le premier essai réussi est effectué le 4 avril 1949…et l'US Air Force s'intéresse également à cette technologie, mieux adaptée pour les chasseurs, plus maniable et demandant moins de carburant.

Publicité de FRL pour sa méthode du panier en 1950

Dans la décennie qui suit, de 1949 à 1960, le ravitaillement en vol va se généraliser à tous les appareils. L'US Navy va adopter la technique du panier, facilement adaptable à ses appareils embarqués, car demandant moins de place, et l'US Air Force va adopter le panier ET la perche ! Panier pour les chasseurs, perche pour les bombardiers qui demandent plus de débit…les deux systèmes ne sont bien sûr pas compatible ! L'USAF finira par abandonner le panier en faveur de la perche, système universel sur ses avions de combat, de transport et bombardiers à l'heure actuelle. On notera cependant que la perche fait toujours partie de l'inventaire dès qu'il s'agit de faire des opérations combinées avec la Navy ou des forces étrangères…

Pas moins de trois avions ravitailleurs seront mis en service au cours de cette période : le KB-29, KC-97 et surtout le KC-135. Le KB-29 est une modification du bombardier B-29, qui sera équipé soit du panier de ravitaillement pour les chasseurs, soit du prototype de la perche volante de Boeing. Il sera le premier "vrai" avion ravitailleur de l'USAF.

Le KC-97, en train de ravitailler un B-47...la différence de vitesse entre les deux appareils rendait l'opération difficile.

Le KC-97 est un lointain descendant du B-29. Il est dérive du C-97 auquel a été rajouté une perche de ravitaillement, ainsi que des réservoirs d'essence supplémentaires en soute. Il a été commandé par l'USAF au début des années 50 à 816 exemplaires. Le C-97 est lui-même la version du militaire du Boeing 377 "Stratocruiser", lui-même dérivé du B-29. Le KC-97 dans ses différentes versions sera le fer de lance des avions ravitailleurs pendant les 50', avant l'arrivée d'un appareil beaucoup plus récent, et surtout à réacteurs : le KC-135. Il faut dire que les quatre moteurs à pistons du KC-97 étaient bien insuffisants pour maintenir le rythme des bombardiers lourds de l'USAF à réacteurs. B-47 et B-52 devaient voler à la limite de leur vitesses de décrochage pour ne pas dépasser la vitesse maximum de la "nounou" pleine de carburant. Souvent les deux appareils devaient se mettre en léger piqué, les B-52 devaient même parfois sortir leur train arrière et leurs flaps pour ne pas prendre trop de vitesse par rapport au KC-97. L'arrivée du KC-97L, équipé de quatre moteurs à pistons et deux réacteurs  J-47 va permettre plus de marge…mais l'arrivée d'un ravitailleur à réaction répond donc à un réel besoin de la part de l'USAF, et surtout des pilotes de bombardiers, dont certains sortaient littéralement trempés de sueur et épuisés d'un ravitaillement. Il faut dire que passer un quart d'heure à quelques mètres d'un avion à moteurs à pistons, tout en étant soi-même à la vitesse limite de contrôle est une expérience plutôt brisante aux dires des pilotes du SAC.

Détail de la perche d'un KC-97. Les dérives noires permettent de la contrôler, et sont appelées "ruddervator"

Heureusement, le KC-135 arrive. Conçu à partir du "dash 80", prototype qui va donner le Boeing 707, il va aussi donner l'avion ravitailleur le plus connu au monde : le KC-135. D'apparence très similaire au Boeing 707, il s'en distingue par la forme de son fuselage, un peu moins large et un peu moins haut que celui du Boeing 707, et par ses accès : une trappe d'entrée au niveau du fuselage, accessible depuis le sol, et une grand porte cargo au niveau de la partie haute du fuselage, permettant d'utiliser l'avion en configuration cargo. Les KC-97 seront reversés à la réserve, où ils serviront jusqu'en 1978. Les premiers KC-135 sont admis en service actif au sein de l'USAF en 1957, et deviennent membres du SAC, assurant le ravitaillement des bombardiers.

Vue du "ventre" d'un KC-135. Un système lumineux sous le ventre indique sa position au pilote

Équipé d'une aile en flèche à 35°, le KC-135 est conçu pour la vitesse, et peut tenir le rythme avec un B-47 ou un B-52. La presque totalité du carburant interne peut être pompé via la perche en cas de besoin. L'opérateur de la perche dispose de son propre logement sous l'appareil, juste en arrière de la base de la perche. L'opérateur est comme sur le KC-97 : allongé sur le ventre, regardant vers l'arrière, afin de mieux surveiller la perche.

Poste du "Boomer" sur un KC-135
Pendant ce temps là, les Soviétiques ne sont pas restés inactifs : ils ont aussi mis au point une méthode de ravitaillement en vol. Un système de  panier sera mis au point sur le Tupolev Tu4 (copie pirate du B-29 américain). Il vont aussi testé un autre système de ravitaillement original, d'aile à aile. Avec ce système, un appareils ravitailleurs laissait courir un tuyau souple et un panier au bout de son aile, et l'avion receveur tirait un grappin le long se son aile pour attraper la perche, permettant une connexion sur un réceptacle situé sur le bord de fuite de cette aile. C'est un système qui provoque beaucoup d'accidents : aucun pilote ne pouvant distinguer son aile correctement, ils doivent compter sur les directives d'un autre membre d'équipage..mais il faut savoir réagir au quart de secondes pour que le ravitaillement se passe bien. Ce système sera vite abandonné.

La France adopte le KC-135 Made in USA
La France de son côté va acheter des Boeing KC-135 aux américains, mais avec une perche pour pouvoir ravitailler les Mirage IV des forces aériennes stratégiques.

A la fin des années 70, l'USAF va se chercher un nouveau ravitailleur pour supplanter les plus vieux KC-135. Ce nouvel appareil sera le KC-10 "Extender", dérivé du DC-10 de McDonnell Douglas. Cet appareil fera son premier vol en juillet 1980, et rentre en service en 1981. En terme de capacité, le KC-10 représente un énorme bond en avant : plus avancé, pouvant emporter plus de carburant plus loin, et surtout, il est lui-même ravitaillable en vol ! Cela donne une autonomie quasiment illimitée aux forces aériennes, dès que les ravitailleurs peuvent se ravitailler entre eux (comme le démontrera les missions "Black Buck" sur les Malouines). Il possède également la capacité d'emporter à la fois la perche et le panier, permettant de ravitailler aussi bien bombardiers que chasseurs de la Navy lors de la même mission.

Le KC-10 "Extender"

On notera également que l'opérateur de la perche du KC-10 peut désormais être assis et non plus allongé comme sur le KC-135, ce qui est beaucoup plus reposant que la station allongée. L'opérateur peut surveiller les opérations depuis son hublot à l'arrière tout en contrôlant la manœuvre de la perche grâce aux commandes situées de part et d'autres de son siège. Il possède l'Advanced Aerial Refueling Boom (AARB), et peut emporter 161 tonnes de carburant, soit presque le double du KC-135.

KC-10 ravitaillant un B-52...les deux appareils ont une taille proche.


Très avancé, mais construit à un trop petit nombre d'exemplaire (59 "Extender" en service en 2010), l'USAF se cherche un nouvel avion ravitailleur depuis les années 90. Malgré une modernisation et une remotorisation complète, les KC-135 sont plus que vieux : les derniers sont sortis de chez Boeing alors que Kennedy venait à peine d'être élu président des Etats-Unis, c'est vous dire ! Fabriqués à une époque où les pièces étaient encore ajustées sur l'appareil, on sait désormais que les pièces ne sont pas forcément interchangeables entre les avions : un capot de roue ira sur un appareil, mais pas sur un autre à moins d'être repris en atelier…c'est un gros point noir pour les techniciens de maintenance de l'USAF.

Mais la relève est sur le chemin : on se souvient de tous les débats entre EADS et Boeing en 2007-2008 pour le soi-disant "contrat du siècle" des avions ravitailleurs : 180 avions pour un contrat de 40 milliards de dollars ! Alors que EADS a été éliminé pour des raisons purement politiques, Boeing s'apprête à lancer la production du futur avion ravitailleur, destiné à remplacer les KC-135 : le KC-46. Le KC-46 est basé sur le Boeing 767-200 LRF "Long range Freighter", auquel on applique les même modifications que sur le Boeing C-135 en son temps : pas de hublots, une perche de ravitaillement à l'arrière, et un accès sans échelle à l'appareil. Il sera également équipé d'une perche de ravitaillement numérique "de 6ème génération" (je ne sais pas pourquoi 6ème, ce serait plutôt la 5ème d'après moi, mais bon…j'ai peut-être sauté un modèle !). Boeing remet son offre en janvier 2008, avant de perdre le contrat au profit d'EADS deux mois plus tard…et suite à des soupçons de "vice de procédure", le Pentagone casse le contrat en juillet. C'est finalement en février 2011 que le Pentagone annonce de manière officielle le choix du KC-46, même si celui-ci n'est pas une surprise, EADS s'étant retiré de la compétition.

Ecorché du futur KC-46 (Flight International)


La principale nouveauté de l'avion se situe au niveau du logement de l'opérateur de la perche : il n'est plus situé à l'arrière pour surveiller les opérations, mais à l'avant, dans le cockpit ! Boeing va équiper le KC-46 d'un ensemble de caméras permettant à l'opérateur de suivre les opérations de ravitaillement par vidéo, en 3D ! Faisant appel à une automatisation poussée, il permettra de remplir les missions dévolues au KC-135 avec encore plus de simplicité. Autre caractéristique : un système de contrôle de vol manuel. Boeing à fait beaucoup de publicité pour ce système, ce qui est une critique à peine voilée de l'automatisation du contrôle de vol présente chez Airbus sur l'A330.

Le KC-46, qui aura les deux systèmes : perche et panier

La revue de design a eu lieu du 8 au 10 juillet 2013, ce qui a permis de lancer la production du KC-46, dont le premier vol est attendu pour le courant de l'année 2014. Nul doute que l'histoire du ravitaillement en vol va s'enrichir d'un nouveau chapitre très bientôt. La production prévoit la livraison de 179 appareils d’ici 2028...ce qui ne remplacera que le tiers des KC-135...pour les autres, il faudra autre chose...

Dans le prochain article nous verrons le ravitaillement d'un point de vue plus technique...

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