jeudi 10 octobre 2013

Les accidents de "Chrome Dome"

"Chrome Dome" : un nom de code qui évoque des souvenirs tendus à tout ceux qui connaissent ce terme : et pour cause, "Chrome Dome" est une opération qui a durée de 1961 à 1968 sans interruption.

En alerte, 24h sur 24...

Dans la cadre de cette opération, des B-52 se relayaient pour assurer l'alerte nucléaire : ce n'était pas une alerte au sol, non, ces bombardiers orbitaient aux confins du Canada ou au dessus de l'Europe, avec des bombes atomiques armées à bord, à moins d'une demi-heure de vol de l'URSS si besoin. Pour les équipages affectés à ces missions, la Guerre froide n'était pas qu'une expression. Tension d'un long vol aux frontières de l'Union Soviétique, en attente d'un bombardier venu  les relever, suivi du stress d'un ravitaillement avec un KC-135, avant le retour vers leur base d'origine, ces missions étaient épuisantes…et dangereuses.



C'est le deuxième commandant du Strategic Air Command, le général Thomas Powers, qui est l'architecte des missions "Chrome Dome". Les alertes nucléaires avaient commencé dès 1958, partant du principe que même si les bases du SAC étaient détruites dans le cas d'une attaque préemptive, ils resterait suffisamment de bombardiers disponibles pour raser Moscou et les alentours.

Le général Thomas Powers


De 1958 à 1961, c'est pas moins de 6000 vols qui seront effectués, et à partir de 1961, l'alerte devient continue, 24 heures sur 24. Ces missions n'était pas secrètes : le fait de les rendre publiques servaient à crédibiliser la menace auprès des Soviétiques. Les bombardiers suivaient trois "routes" habituelles : la première passant au dessus de l'atlantique, amenant les B-52 au dessus de l'Europe où toute une flotte d'avions ravitailleurs se tenait postée en permanence, et la seconde route était la grande boucle autour de l'Alaska dans le grand nord, et la dernière au dessus du Groenland  Les missions duraient…24 heures. Oui, vous avez bien lu : 24 heures de vol dans les mêmes vêtements assis sur un siège éjectable même pas confortable, avec des sandwich froids et du café qui était chaud...au moment du décollage en tout cas. Les équipages partaient avec les codes et les procédures pour armer et larguer leur chargement, constitué le plus souvent de quatre bombes nucléaires. Au plus fort de la crise des missiles de Cuba, 20% de la totalité des bombardiers américains étaient en vol, près à foncer sur leurs cibles à la réception d'un simple mot codé.

Profil des missions "Chrome Dome"

Mais le risque d'accident était toujours présent…dès le début des alertes, une série d'accidents allait montrer que en matière de nucléaire, rien n'est simple. Du 13 février 1950 au 22 janvier 1968, ce sont pas moins de 25 accidents qui vont impliquer des armes nucléaires, avec des conséquences allant d'une contamination très localisée à la perte pure et simple d'armes nucléaires.

Crash d'un B-52...la question des bombes atomiques était presque plus pressante que le sort de l'équipage.


Durant les premières années, les armes nucléaires étant encore jugées "instables", les bombes voyageaient en deux parties : la bombe d'un côté, et le cœur de plutonium de l'autre. Toute explosion n'avait donc aucune chance de donner une explosion nucléaire, et la perte d'une bombe, bien qu'embêtante, ne ferait pas plus de dégâts qu'une bombe "classique"…les américains vont vite le vérifier. Les avions ont leur heurts et malheurs habituels : crash dans des montagnes, décrochage, feu au décollage, etc…On se souvient ainsi de la mort du général Travis dans le crash d'un bombardier transportant une arme nucléaire, mais aussi d'un cas ou un B-36 en approche a perdu une bombe atomique, qui s'est décroché de son berceau avant de traverser les portes de la soute à bombe en explosant à l'arrivée au sol. Fort heureusement, sans cœur nucléaire !

Même si ces premiers incidents étaient spectaculaires, ils seront bientôt dépassés par cinq accidents impliquant des B-52.

une bombe abandonnée dans un arbre...

Le premier crash a lieu quelques semaines à peine après le début de "Chrome Dome" : une aile de B-52 se détache en plein vol pendant une mission, et l'appareil s'écrase, deux bombes Mk39 se détachent. L'une atterrit dans un arbre à Goldboro en bordure d'un champ de tabac, accrochée à son parachute, mais l'autre explose, projetant du plutonium dans un champ. il faudra une journée pour localiser le point d'impact, et à J+5, les démineurs ont la désagréable surprise de trouver l'interrupteur d'armement de la bombe...en position armé ! Nul ne connait l'état de la bombe, et il se peut qu'elle soit prête à exploser. Heureusement au fur et à mesure que le temps passe, on retrouve les morceaux disloqués de l'engin, ce qui réduit les chances d'explosion. Après plusieurs semaines de recherche dans le champ, l'Air Force jette l'éponge, et achète le terrain à son compte pour empêcher quiconque de venir creuser.

Extraction d'une bombe Mk-39 qui s'est plantée dans la terre à Goldsboro...une partie ne sera jamais retrouvée...

En mars 1961, nouvel accident : cette fois une suite d'erreurs va provoquer la perte d'un autre B-52. Mauvais calcul de route et de carburant forcent l'équipage à abandonner l'appareil en vol. Deux armes nucléaires s'écrasent avec l'avion, heureusement sans exploser (l'absence de carburant à bord du bombardier aidant beaucoup !)

Deux accidents en à peine 3 mois, 4 bombes nucléaires détruites : la facture est lourde. Pour éviter une répétition de ces accidents, le SAC adopte une politique rigoureuse d'entrainement et d'entretien des équipements. Et effectivement, aucun accident n'est à déplorer au cours des trois années qui vont suivre.

4 bombes MK28, l'armement standard des B-52 à l'époque

Le 13 janvier 1964, lors d'un vol de  convoyage, le B-52 du major Thomas McCormick va rencontrer des turbulences très sévères. Montant en altitude à la recherche d'air plus calme, le B-52 va rencontrer un vent cisaillant suffisamment fort pour arracher la dérive de l'appareil.

L'appareil bascule sur le dos et l'équipage s'éjecte. 4 des 5 hommes y parviennent, mais le bombardier reste dans le cockpit et sera tué lors de l'impact au sol. Sur les quatre bombes, 2 sont restées dans l'avion, et seront retrouvées relativement intacts, mais les deux autres sont tombées en zone montagneuses, dans près de 50 cm de neige. Sur les quatre hommes d'équipage, le canonnier blessé ne résistera pas à la nuit glacial, et le navigateur glissera sur une pente avant de tomber dans une rivière à moitié gelée où il mourra d'hypothermie.

Une stèle à la mémoire d'un des membre d'équipage matérialise le lieu du crash.

Plus de 500 volontaires venant de Fort Meade ainsi qu'un bataillon de Marines de Quantico vont chercher la zone pendant des semaines à la recherche des éléments de l'appareils et surtout des deux engins atomiques. Les deux engins seront finalement retrouvés, presque intacts.

Ces trois premiers accidents ont un point commun : ils ont tous eu lieu aux Etats-Unis, là où l'armée américaine est chez elle : les moyens lourds ne sont pas loin, et les autorités locales coopèrent sans aucun problème. Les deux accidents qui vont suivre n'auront pas ce "luxe".

Le 17 janvier 1966 va avoir lieu l'accident le plus médiatisé du programme "Chrome Dome". Un B-52G, callsign "Tea 16" survole l'Europe après avoir décollé de Seymour Johsnon le 16 janvier. Après deux ravitaillements en vol et une orbite d'attente autour de la Turquie, l'appareil à rendez-vous pour un 3ème ravitaillement en vol avec un KC-135.

Le rendez-vous se passe bien, mais lors du contact, le bombardier accélère un peu trop, et vient percuter le KC-135. Le carburant s'enflamme, et les deux appareils explosent en vol. Tout l'équipage du B-52 est tué, et les débris de l'appareil retombent près du village de Palomares au sud de l'Espagne.

Les deux bombes retrouvées quasi-intactes à Palomares

Palomares est, à cette époque, un village agricole très pauvre, et la chute du bombardier contamine les champs alentours, forçant l'évacuation des populations locales. L'USAF débarque en force avec missions de récupérer les quatre bombes thermonucléaires Mk-28. En moins d'une semaine, l'USAF va retrouver trois des quatre bombes. Elles ont toutes explosés, projetant du plutonium dans les champs alentours. La première est retrouvée dans l'épave, la deuxième dans un champ de tomate un peu plus loin et la troisième est localisée dans un cimetière à proximité de la ville. En revanche, la quatrième n'est pas localisée, et les calculs semblent indiquer qu'elle est tombée en mer, ce que confirme un pêcheur qui était à proximité. C'est donc la Navy qui va devoir retrouver la bombe dans l'une des plus grande chasse au trésor de tous les temps. Pas moins de 30 navires et 3 sous-marins sont dépêchés sur place, avec notamment le bathyscaphe "Alvin". C'est lui qui va localiser une première fois la bombe après 4 semaines de recherches intensives. Elle est à un peu plus de 200m de fond, au bord d'un précipice, et une tentative de la remonter échoue en la poussant dans le précipice…et elle est reperdue, tombant à près de 2000 mètres de profondeur…et elle ne sera finalement sortie de l'eau que 11 semaines après le début des recherches, le 7 avril. Après inspection extérieure, il fallait ouvrir la bombe pour la neutraliser..malheureusement avec les déformations de l'impact sur l'eau, impossible de la démonter. Les "EOD" (démineurs) constatant que le circuit de sécurité est toujours actif vont lui taper dessus à la masse pour l'ouvrir !

La bombe Mk-28 récupérée par la Navy après tant d'efforts

Pendant ce temps, au sol, plus de 1600 militaires sont à l'œuvre à Palomares, avec pour mission de nettoyer le site, ce qui ne sera pas chose facile : il faudra racler le sol sur plusieurs dizaines de centimètres, arroser la terre pour éviter la dispersion de poussière de plutonium, et placer la terre dans des fûts qui seront scellés et emmenés aux Etats-Unis pour stockage (dans le désert du Nevada où ils sont encore aujourd'hui). L'USAF continuera de surveiller la qualité de l'eau et des sols pendant des décennies.

A la suite de l'accident de Palomares, les alertes vont se réduire à seulement 4 appareils, limitant les risques d'accidents. Mais pourtant "Chrome Dome" continuait encore et encore, et avec tous les risques associés. Il faudra encore une frayeur de plus avant de changer ce plan.

Vue aérienne du crash de Thulé, la grande trace noire  représente la zone de crash, et  ce qui reste de l'épave est en haut de l'image.

Un dernier crash a lieu en 1968, il marquera la fin des missions "Chrome Dome". Le B-52 callsign "Hobo 28" avait décollé de Thulé (Groenland) le 21 janvier, pour une mission habituelle de 24 heures. "Hobo 28" avait un équipage expérimenté, mais qui va commettre une erreur : ayant emporté des coussins supplémentaires, l'équipage ne se méfie et les pose un peu trop près des radiateurs. Plusieurs heures après le décollage, un incendie se déclare, que l'équipage ne parvient pas à maitriser malgré les extincteurs présents en cabine. Le cockpit se rempli de fumée et la température commence à grimper. L'équipage décide d'abandonner l'avion.

Nettoyage du site du crash, 6 mois plus tard


Six hommes ont survécu sur les sept, un étant tué lors de l'éjection. L'appareil hors de contrôle s'écrase sur la glace, laissant une longue trainée de débris sur plusieurs centaines de mètres avant de prendre feu. L'épave brûlera plusieurs jours. Des équipes en traineau vont faire des relevé pour s'assurer que la glace peut supporter des véhicules avant d'envoyer des 4x4 à la recherche du chargement : comme à Palomares deux ans plus tôt, il s'agit de 4 bombes thermonucléaires Mk28.

Les conditions de récupération sont terribles : il fait une température glaciaire, de l'ordre de -40 à -30°, avec un blizzard redoutable (janvier à Thulé est le mois où personne ne sort sauf besoin impérieux. Le fait que l'on soit dans la "nuit artique" n'arrange rien. Plus de 700 personnes vont s'affairer sur le lieu du crash en plein cœur de l'hiver artique pour sécuriser le site. Le sort des 4 bombes n'est pas connu avec certitude : selon l'USAF, elles ont toutes été détruites, et les éléments radioactifs ont été ramassés...cependant plusieurs rapports déclassifiés semblent accréditer la thèse que au moins une des bombes à traversée la glace et est tombée dans l'océan. Cela n'a jamais été confirmé officiellement, mais on sait que l'équivalent d'un secondaire (partie de plutonium du deuxième étage de la bombe) n'a pas été retrouvé. L'US Navy a dêpéché un mini sous-marin, le Star III sous les lieux du crash en Août 1968, sans avoir rien trouvé (du moins officiellement.

Chargement de la neige contaminée dans des conteneurs de réacteurs


Autre problème : Le Groënland appartient au Danemark, qui n'avait pas été informé que des armes nucléaires volaient au dessus de son territoire, et qui avait une politique stricte concernant ces armes. Diplomatiquement, c'est donc un casse-tête à régler. Sur exigence des danois, les américains vont prélever et mettre dans des fûts plus de 70 000 mètres cubes de glace et de débris hautement radioactifs. Ce sera l'opération "Crested Ice", aussi surnommée "opération freezlove". A cette occasion, l'US Army érige un camp complet sur place, incluant des générateurs, igloo et un héliport. Ce n'est que le 13 septembre que le dernier fût "spécial" quitte la base de Thulé en direction des Etats-Unis

Chargement des caisses scellées, direction les Etats-Unis

Mais "Chrome Dome" est terminé : le 22 janvier 1968, jour même du crash, le dernier B-52 armé "nucléaire" se pose. Dorénavant, toutes les alertes seront effectuées au sol, les bombardiers étant armés et prêt à partir avec un préavis d'à peine 5 minutes, mais plus aucun vol n'aura lieu avec des bombes nucléaires armées à bord, sauf de manière très exceptionnelle.

Mais durant ces premières années de la guerre Froide, les bombardiers du SAC se tenaient prêts à accomplir leur missions en permanence, et plusieurs d'entre eux ont donné leur vie pour que l'apocalypse nucléaire tant redouté n'arrive jamais.

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