mercredi 28 novembre 2012

Siège éjectable (3/3)

Après avoir vu dans un premier temps l'histoire du siège éjectable, puis son fonctionnement, je vous propose deux récits d'éjection, tous deux à l'aide de siège "de l'âge des cavernes" sur "Vautour"

2 juin 1966, permanence de la base aérienne d'Orange. Le téléphone sonne, l'officier de permanence décroche : il s'agit d'une dame plutôt de mauvaise humeur, qui explique qu'un avion militaire vient de s'écraser dans sa vigne, que les dégâts sont "considérables" et que ça va "coûter cher à l'armée", menace de procès à l'appui.


Cette brave dame, au grand dam de l'officier de permanence, ne donne aucune précision permettant d'identifier l'appareil, et surtout ne mentionne aucun survivant éventuel. Les services de sécurité de la base sont mis en alerte.

Le vol est rapidement identifié, il s'agit d'un "Vautour" biplace qui était en mission d'entrainement pour préparer une démonstration. Le pilote Lussagnet était aux commandes, alors que le sergent-chef Colomar était en place arrière.

Un "Vautour", ici celui des Ailes Anciennes Toulouse
L'avion avait décollé en fin de matinée, avant de faire un tour du terrain et de se positionner à la verticale de la piste pour un passage à grande vitesse et basse altitude suivi d'une boucle. Pourtant, alors que tout se passe bien, une sollicitation minime du trim de profondeur engage l'appareil dans un cabré violent et incontrôlable malgré l'action à pousser du pilote. Le vautour est à 2500 pieds d'altitude (traduction, de là jusqu'au sol, il n'y a pas long !). La vitesse devient trop faible, l'avion va décrocher : le pilote donne l'ordre de s'éjecter.

Le départ n'est pas trop brutal au goût du lieutenant…ce n'est jamais que son deuxième crash en "Vautour" et sa deuxième éjection ! Il s'était déjà éjecté 6 ans auparavant lors d'une vrille à plat où il avait bien failli se tuer deux fois : une première fois en heurtant la verrière qui ne s'était pas bien séparé, et une deuxième fois en manquant de peu de rester accroché à une ligne à haute tension lors de sa descente en parachute.

Cinématique d'éjection du Vautour
Retour dans le ciel d'Orange : le pilote se sépare de son siège, à contrecœur, toujours cette sensation de se retrouver "nu" sans son siège ! Le parachute s'ouvre, et le pilote descend vers un champ de jeunes vignes…avant d'atterrir nez à nez avec un vigneron qui ne l'avait pas vu arriver…il peut alors récupérer consciencieusement son parachute. Propriété de l'état, il ne faut pas le perdre ! Déjà que la perte d'un chasseur est ennuyante, perdre le parachute en plus est un remontage de bretelles en règles assuré par l'intendant du matériel au retour !

De loin il aperçoit son navigateur qui vient de se poser dans un champ de fraises. Les véhicules de secours arrivent, le médecin déclare les deux pilotes indemnes, mais les envoie à la radio par sécurité, histoire de vérifier que la colonne vertébrale n'a pas décidée de se recroqueviller en tire-bouchon face au coup de pied qui vient de l'assaillir.

Les deux pilotes sont indemnes, c'est une chance. Beaucoup d'autres n'eurent pas cette chance; lors de sa dernière éjection, le lieutenant Lussagnet s'en était bien tiré, mais son navigateur s'était brisé les deux bras lors de l'éjection, et il n'avait pu retrouver l'usage de ses deux membres qu'après de longues et douloureuses opérations chirurgicales.

Le 16 mai 1956, Jean-Claude Wanner avait connu une autre aventure similaire, toujours sur "Vautour". Il s'agissait d'un vol d'essai du prototype du Vautour (le "001") pour explorer les basses vitesses. A brétigny, l'équipage du CEV composé de l'ingénieur Wanner et du capitaine Bigand est désigné pour ce vol.

Lors d'un ralentissement à basse vitesse, l'avion ralentit jusqu'à la vitesse demandée. Bigand pousse alors le manche pour redonner de la vitesse à l'appareil…malheureusement le nez de l'avion continue à monter et le badin de diminuer (le badin indique la vitesse relative de l'avion par rapport à l'air. Il s'appelle ainsi car il a été mis au point par M. Raoul Badin !)

Le pilote met le manche à gauche, l'avion ne répond pas…avant de se cabrer violemment, le badin s'arrêtant sur…0. Pas besoin d'être diplômé de Sup'aero pour savoir qu'un avion avec une vitesse égale à 0 vole avec la même grâce qu'un caillou...

L'avion part en vrille, la journée prend décidément un mauvais tour ! L'altimètre dégringole : 18000 pieds, puis 15000, 12000…Bigand lutte désepérément pour reprendre le contrôle de l'appareil…la barrière des 10000 pieds arrive rapidement : il faut sauter car il n'y a plus suffisamment d'altitude pour effectuer une ressource en toute sécurité.

Le siège modèle SNCASO E-97 équipant le "Vautour"

Wanner largue la verrière (en tirant avec une telle force qu'il en aura mal au doigt pendant 8 jours !) avant de tirer le "rideau", c'est-à-dire la commande  d'éjection située au dessus du dossier du siège. Grand coup de pieds aux fesses, et c'est parti mon kiki ! Le siège SNCASO qui équipe le "Vautour" est encore un siège de l'époque des cavernes, qui ne possède pas de rail : la charge de poudre l'a propulsé avec une force de presque 22G…et Wanner perd connaissance. Il ne le sait pas encore, mais deux de ses vertèbres viennent de se fracturer.

Notre pilote se réveille quelques instants plus tard en chute libre, toujours attaché à son siège. Pour rajouter du piment à l'histoire, quelques précisions sur le siège SNCASO : comme les ingénieurs de l'époque n'ont pas beaucoup de confiance dans les systèmes automatiques, ils ont décidé que le siège sera entièrement manuel : charge au pilote de se débrêler de son siège, de le larguer et d'ouvrir son parachute. Evidemment, pour peu que le bonhomme soit tombé dans les pommes au moment de l'éjection, il vaut mieux qu'il se réveille rapidement, sinon il va connaitre le même triste sort que son appareil.

Heureusement, Wanner se réveille à temps ! Il peut se détacher du siège et ouvrir son parachute sans encombre, et le voilà qui flotte sous son parachute, heureux d'avoir sauvé sa peau et démontré du même coup que le siège SNCASO fonctionne !

L'atterrissage est rude, et Wanner se retrouve au sol. Il constate avec joie qu'il est intact et peut se relever, avant de retrouver son navigateur, qui s'était posé dans le champ à côté. Il range soigneusement son parachute (toujours ce souci du matériel de l'état) tout en montant dans la voiture du charcutier du village pour aller à la gendarmerie du village (le téléphone portable n'existait pas, la balise de détresse non plus, vous vous souvenez ?).



SNCASO "Vautour"


Arrivé à la gendarmerie de Ponthiery, les deux pilotes doivent attendre que le brave brigadier de permanence termine son coup de fil…il dit justement que non il n'a pas vu d'avion s'écraser et qu'il n'a aucune information à ce sujet. Wanner essaye d'attirer son attention vers lui, toujours en tenue de vol, avec blouson, casque et masque à oxygène, bref la totale, sans succès. Une fois fini le coup de téléphone, les deux pilotes racontent leur histoire en expliquant que l'avion, c'est eux, ce à quoi le brave brigadier aura cette belle réponse "Comment pouvais-je le deviner ?" A croire qu'il y a beaucoup de soirées costumés dans ce coin !

8 jours de voiture, métro et train plus tard, au hasard d'une radio, on découvre que Wanner a trois vertèbres brisés : la sanction est immédiate : on l'immobilise sur une planche avant de le plâtrer du haut des cuisses au dessous des bras. Il a de plus perdu un bon centimètre lors de son éjection ! (en taille, mais pas en largeur, hélas !). C'est le début d'une galère de trois mois, le temps que sa colonne vertébrale retrouve une forme presque normale, et il lui faudra attendre encore une année entière pour remonter dans un cockpit.

Le crash était du à un phénomène d'autocabrage (le fameux "pitch up" des anglo-saxons) : sur des ailes en flèches, si l'extrémité des ailes décroche avant le reste, la perte de portance en arrière du centre de gravité engendre un couple cabreur que la gouverne de profondeur ne peut pas compenser. Une modification du bord d'attaque de l'aile empêchera que cet accident se reproduise.

Wanner reconnaitra que "J'ai réussi la procédure d'éjection, très compliquée pour ce siège entièrement manuel, parce que  je  m'y  étais  bien  préparé  en  la  répétant  mentalement  chaque  fois  que  j'avais  un  temps libre. Je ne saurais trop conseiller à mes jeunes amis pilotes et ingénieurs d'essai (et même aux moins jeunes) de se préparer ainsi à faire face aux imprévus, même s'ils sont hautement improbables." Leçon qui garde toute sa valeur, encore aujourd'hui !

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