jeudi 24 octobre 2013

Bent Spear

Il est 9 heures du matin le 29 Août 2007. Un détachement de sécurité de l'US Air Force entre dans un bunker sécurisé. Leurs ordres sont précis : ils doivent prendre 12 missiles de croisière qui sont programmés pour être détruits. Ils sont stockés sur deux pylônes, codés GZ377 et GZ203. Nous sommes à Minot Air Force Base, dans le Dakota, une des grandes bases de la force aérienne stratégique des Etats-Unis. C'est le début d'un incident qui va avoir de lourdes conséquences au sein de l'US Air Force et au cœur même des Etats-Unis, qui porte le nom de code de "BENT SPEAR" (javelot tordu).

B-52, ultimes vérifications avant un départ en mission


Minot Air Force Base abrite trois éléments : des bombardiers stratégiques B-52, des missiles de croisière AGM-129, et des têtes nucléaires W80-1, d'une puissance variable allant de 5 à 150 kilotonnes (jusqu'à 10 fois la puissance de la bombe d'Hiroshima). Porteur, vecteur et tête : ces trois éléments mis ensemble forment  une combinaison redoutable, et pour éviter tout accident ou acte malveillant, ces trois éléments ne sont jamais stockés ensembles. Les bombardiers ont des aires de parking et des hangars sur la base, les missiles et les têtes nucléaires sont stockés séparément dans des bunckers sous alarme et gardés par des Marines 24h sur 24.

Le missile AGM-129


Ce jour là, c'est une mission de routine : un B-52 doit rallier la base de Barksdale où les missiles seront démantelés. Les têtes nucléaires sont remplacés par des têtes inertes pour garder la même répartition de masse du missile. Chaque missile possède sa "carte d'identité", un dossier qui récapitule son histoire et son état. C'est ce documents qui donne l'état du missile avant chargement ou déchargement. Les missiles sont marqués comme "inertes", et l'officier responsable des munitions signe le document de sortie.

La tête nucléaire W-80, d'une puissance de 10 fois Hiroshima


Les 12 missiles sont ensuite amenés au pied d'un B-52 avant d'être montés sous les ailes. Les armuriers qui sont sur place attachent les circuits des missiles à l'avion. Il n'est pas prévu de les larguer; mais c'est la procédure standard. En outre, en cas d'incident grave (incendie, perte d'hydraulique etc…) il peut être nécessaire de larguer les missiles en pleine nature. Il est 17 heures passées lorsque les armuriers ont terminé leur travail. Le B-52 est fermé. Comme il n'y a pas d'armes nucléaires à bord, aucune mesure de garde spéciale n'est prise. Il y a juste des maitres chiens qui font des rondes périodiques tout au long de la nuit.

Le lendemain, l'équipage désigné pour le vol (nommé "Doom 99") prend en main l'avion. L'un des membres d'équipage vérifie les missiles les plus proches de lui, les six missiles montés sous l'aile droite, mais ne prend pas le temps de vérifier les six missiles montés sous l'aile gauche. Les AGM-129 sont en effet équipé d'une petite fenêtre transparente à l'avant, permettant d'inspecter la tête mise en place. Les W-80 sont couleurs argent vif, les têtes inertes sont bleues.

Montage d'un pylône sous l'aile d'un B-52


Le vol se passe sans histoire, et le lourd bombardier se pose à Barksdale à 11h23. L'équipage gare et ferme l'avion sur le Tarmac, avant d'aller déjeuner. Il faut attendre 20h30 avant qu'une unité d'armuriers n'arrivent pour démonter les pylônes de missiles. C'est alors que l'un des armuriers repère quelque chose d'anormal et prévient son superviseur. Ce dernier vérifie lui-même les missiles du côté gauche de l'appareil, et là stupeur : les fenêtre de visite des 6 missiles sont couleur argent vif : les six missiles sont armés de têtes thermonucléaires…et personne ne s'en était rendus compte depuis plus de 36 heures lorsque les missiles ont quitté le bunker sécurisé de Minot AFB. Immédiatement, il fait garder l'avion et démonter les missiles par des armuriers qualifiés pour gérer les armes "spéciales", et commence à passer des coups de téléphone pour alerter sa base et le Pentagone.

La nouvelle fait l'effet d'une bombe dans toute la hiérarchie : six têtes nucléaires ont été égarées pendant plus de 36 heures et ont traversé le pays sans que personne ne soit au courant. Cet évènement est codé "Bent Spear", ce qui signifie un incident mettant en cause des armes nucléaires.

Extérieurement, rien ne permet de distinguer un missile "chaud" d'un missile d'exercice...

Si il y a une constante dans les forces armées, et surtout dans l'USAF, c'est qu'on ne plaisante pas avec la sécurité des armes nucléaires : chaque tête, dès qu'elle n'est plus dans son "igloo" de stockage, doit être gardée par des Marines armés (et autorisés à ouvrir le feu) 24 heures sur 24. A chaque mouvement, deux officiers doivent être présents, et doivent vérifier les numéros de série des armes par rapport à une liste de référence. Chaque vol d'un B-52 armé de bombes nucléaires doit faire l'objet d'un plan de vol spécial, approuvé par les plus hautes instances de la FAA et par un officier général de l'Air Force…comment expliquer que toutes ces procédures n'aient pas permis de détecter le problème plus tôt ?

Pendant 36 heures, personne ne remarquera qu'il manque six têtes nucléaires

Comme souvent, ce n'est pas une seule erreur qui est à l'origine de l'incident, mais une suite d'erreur et de négligences, qui combinés conduisent à un incident sérieux ou une catastrophe. Heureusement dans ce cas, il n'y  a eu aucune conséquence, mais on peut imaginer ce que six missiles nucléaires dans la nature peut signifier. Est-ce que quelqu'un de mal intentionné aurait pu faire exploser une de ces armes ? Probablement pas : elles sont toutes équipées de "PAL" ou "Permissive Action Link" une protection électronique qui ne permet d'armer la bombe que sur réception d'un code secret que seul le président des Etats-Unis peut envoyer…mais le fait de savoir que quelqu'un aurait pu entrer en possession d'une arme atomique sans que personne ne s'en rende compte fait déjà froid dans le dos.

Dans les semaines qui ont suivi l'incident, plusieurs officiers ont été suspendus de leur fonctions, et plusieurs sous-officiers ont été suspendus de toutes leurs activités nucléaire. 

Que c'est-il donc passé ? Déjà, à la base il y a une erreur fondamentale : stocker au même endroit des missiles nucléaires et des missiles inertes. Normalement les armes" spéciales" sont toujours gardées de manière séparée, justement pour éviter ce genre d'incident.

Le B-52 reste le principal bombardier nucléaire américain

L'équipe au sol qui a pris possession des deux pylônes d'armement n'a pas vérifié, comme le veux la procédure, que le chargement correspondait au manifeste signé par l'officier armurier. Une simple inspection visuelle aurait permis de constater la présence de têtes argentées. Cette inspection porte d'ailleurs un nom : le "Safe missile status check", qui demande expressément d'éclairer la petite lucarne de visite avec une lampe torche. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est que les missiles qui auraient du être prêt ne l'étaient pas : se basant sur le planning imprimé et placardé dans le hangar, les têtes nucléaires étaient démontés, mais ce planning n'était plus à jours depuis plusieurs semaines.  Plus grave encore : si le pylône GZ377 était marqué "TAC-FERRY" (c'est-à-dire apte à être transporté, identidié par des panneaux accrochés de part et d'autres du pylône) , le pylône GZ203 n'avait aucun marquage : il aurait donc fallut vérifier son statut grâce au logiciel de suivi des têtes nucléaires (logiciel MUSCON)..mais cette idée n'est venue à personne…

Les unités du nouveau "Global Strike Command"


L'équipage de Doom 99 ensuite n'a inspecté qu'un seul côté de l'appareil..celui qui avait les têtes inertes (le pylône GZ377), mais ils sont passés à côté du pylône gauche (GZ203), contenant les armes nucléaires…il y a eu des manquements à tous les niveaux, comme l'a souligné le rapport d'enquête qui a été établi dans les mois suivants. Chacun faisant confiance à son voisin, sans vérifier les informations données par derrière. Le rapport critiquera sévèrement le manque d'entrainement à la mission nucléaire, et le manque de soin portés par les aviateurs à leur mission.

Dans les mois qui ont suivi l'incident, toutes les unités  nucléaires de l'USAF ont été mergés dans une nouvelle structure : le "Global Strike Command" avec pour mission de remettre l'accent sur les opérations nucléaires. Ce nouveau commandement est opérationnel depuis le 7 Août 2009. Il reprend l'héritage du SAC.

On notera cependant que depuis sa création, certaines unités de l'USAF ont été recalées lors des inspections inopinées de sécurité et de contrôle du process nucléaire, ce qui laisse à penser que le problème n'a pas encore été éradiqué, et qu'il reste du travail à faire. Devant le danger posé par ces armes nucléaires, ont est en droit de demander à ce que leur maniement soit irréprochable, et qu'aucune faute même minime n'est admissible.

Le slogan non officiel du SAC pendant la guerre froide était "l'erreur est humaine, le pardon est divin, mais aucun des deux n'est toléré au SAC"...espérons que cette devise ne soit pas déjà reléguée aux livres d'histoire.

Tout ce qui n'est pas écrit est interdit...tout ce qui écrit doit être suivi à la lettre...

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