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lundi 10 décembre 2012

Les ailes brisées du Canada (1/3)

Cette histoire est celle d'un intercepteur exceptionnel, né dans l'urgence de la Guerre Froide, et qui répondait à toutes les caractéristiques de sa fiche programme, celle là même que les américains avaient considéré comme surréaliste. Né au Canada, vaste terre directement concernée par la menace des bombardiers soviétiques, l'Avro CF-105 "Arrow" (flèche) était sans doute l'intercepteur le plus évolué de son temps, bien en avance sur tout ce que les américains et les britanniques pouvaient produire. Il possédait en 1958 des caractéristiques que l'on ne retrouvera chez d'autres intercepteurs pratiquement une décennie après. Il eut malheureusement une fin tragique, abandonné pour des raisons politiques et économiques de manière abrupte.

le CF-105 "Arrow"

Imaginez un peu : l'armée de l'air canadienne (RCAF, Royal Canadian Air Force) demande dès 1953 un intercepteur biplace à long rayon d'action et bimoteur, capable de transporter le même armement qu'un B-29 de la Seconde Guerre Mondiale, dans des soutes internes. Il doit aussi être capable de voler à Mach 2 de manière ponctuelle et d'opérer au-delà de 50 000 pieds (15 kilomètres d'altitude) en emportant un radar avec une puissance de calcul surpassant tout ce qui avait déjà été monté sur des aéronefs. Le tout avec un rapport poids poussée de 1/1 (les deux réacteurs fournissant une poussée égale au poids de l'avion. Pour rappel, sur les avions de cette époque, un "thrust ratio" de 0,5 semblait déjà formidable…

C'est vrai que le Canada n'est pas avantagé géographiquement pour la patrouille aérienne : de grandes étendues désertiques et gelées, où les intempéries sont nombreuses. Les besoin de fiabilité sont à peu près les mêmes que pour survoler les océans : mieux vaut un bimoteur piloté par deux hommes pour ce genre de mission, où les conséquences d'une panne sont moins grave que sur un monomoteur (où il ne reste que le parachute en cas de panne moteur).

Vue d'artiste du concept...peu de différences avec l'avion construit au final.

Lorsque l'Union soviétique commença à développer une flotte de bombardiers à long rayon d'action pour transporter des charges nucléaires de manière intercontinentale, le Canada se sentit directement menacé. En effet, la route la plus directe pour atteindre les Etats-Unis depuis la Russie passe par le pôle nord…et le Canada. La RCAF désirant intercepter ces nouveaux bombardiers ne disposait d'aucun appareil disposant d'un rayon d'action ou d'une puissance de feu suffisante. Son seul intercepteur disponible était le CF-100 "Canuck", appareil monoplace et bimoteur, dont la mise au point fut longue et difficile. Il servira toutefois au sein de la RCAF jusqu'en 1981. Le "Canuck" avait été commandé en 1946 et entrera en service en 1953. Pourtant avant même son entrée en service, il devint évident que l'appareil ne ferait pas l'affaire.

C'est en mars 1952 que la RCAF donna aux principaux constructeurs mondiaux son "Final Report of the All Weather Interceptor Requirements team", fiche programme de cet appareil si ambitieux que cherchait la RCAF. Republic, Lockheed, North American, Hawker Siddeley et tous les autres ne donnèrent pas suite tant le programme était ambitieux. Seul une compagnie répondit à l'appel d'offre : Avro Canada. En plus elle était canadienne !

le 2ème appareil...une grosse bêbête...

Les équipes d'Avro (aussi appaelée A.V.Roe) avait travaillé sur un design radicalement nouveau : une aile delta, concept qui sera exploré, mais bien plus tard, aux Etats-Unis et en France. L'aile delta possède de nombreux avantages par rapport à l'aile en flèche classique. Elle permet d'avoir une plus grande surface alaire, tout en maximisant le volume interne de l'appareil. C'est également ce type d'aile qui est le mieux adapté aux vitesses transoniques et supersoniques. Son désavantage est une trainée plus importante à basse vitesse et basse altitude. Pour un intercepteur conçu pour voler à haute vitesse et haute altitude, ce n'est pas un problème.

Avro avait déjà travaillé sur la question, et possédait des ingénieurs très qualifiés dans ce domaine, dont James Floyd, qui avait désigné le CF-100 avant de s'attaquer au CF-105. Il est intéressant de noter que au moment même où Avro sélectionnait l'aile delta, il existait un intense débat aux États-Unis sur le mérite de cette formule !

Les discussions intenses qui suivirent entre la RCAF et Avro permirent la mise au point par la RCAF de la fiche "AIR 7-3" en mars 1953, fiche programme qui allait signer la naissance du CF-105. Les spécifications étaient les suivantes :
  • Intercepteur biplace
  • Avion bimoteur
  • Rayon d'action de 556 km à basse altitude
  • Rayon d'action de 370 km pour une mission d'interception à haute vitesse
  • Capable d'utiliser une piste de 1830 mètres
  • Vitesse de crosière de Mach 1,5 à 21000 mètres d'altitude
  • Capable de virer sous 2G à Mach 1,5
  • Délai d'alerte du démarrage des moteurs à l'altitude de 15000 mètres de 5 minutes maximum

Comme on peut le voir, plutôt ambitieux pour 1953 !

Un rapide tour des appareils existants aux States, au Royaume uni et en France permit de confirmer qu'aucun n'avion ne pouvait remplir ces spécifications…si le Canada voulait cet avion, il devrait le construire lui-même !

le RL-204, 4ème appareil

Avro soumit son projet en mai 1953…et fut d'ailleurs le seul constructeur à faire une proposition qui promettait de tenir les objectifs de la fiche programme. La proposition fut acceptée en juillet 1953, avec en plus l'adoption du plan Cook and Craigie pour limiter la durée de développement de l'appareil, désormais officiellement baptisé CF-105 "Arrow". L'approche était plutôt risqué car il n'y aurait aucun prototype.

Pour diminuer la part de risque, un grand programme de test était prévu, avec rien de moins que les dix premiers exemplaires de l'appareil qui serait mobilisé à plein temps pour les tests. Hydraulique à très haute pression, titane, commandes de vol électriques, contrôle de tir par ordinateur : rien n'était banal sur ce nouvel appareil.

On commence par sa taille : pour vous donner une idée, la surface alaire (la surface des ailes générant la portance) était de 110m²…pour information, sur un F-16, elle est de 28m²…imaginez donc la taille du bestiau ! Une flèche à 60° achevait de donner un air futuriste à l'appareil. Autres innovations : le décrochement du bord d'attaque des ailes permettant de gagner en stabilité pour le vol supersonique.

Côté commandes de vol, un système électrique redondant avec retour d'effort avait été mis au point par Avro…il faudra attendre le Concorde 15 ans plus tard pour retrouver un système similaire en Europe. Sa mise au point fut difficile, comme souvent pour des innovations radicales de ce type. Il fallut convaincre les pilotes du bien fondé d'installer un ordinateur à bord (le traditionnel "je suis pilote, un ordinateur ça me sert à quoi ?") puis une fois convaincu, ce fut au tour des militaires de convaincre les ingénieurs de créer un retour de force ("vous voulez sentir l'avion, mais grand dieu pourquoi ?"). Ce système révolutionnaire est aujourd'hui devenu standard sur tous les avions de chasse.

L'appareil eut moins de chance côté motorisation : le RB-106 qui devait le propulser fut annulé sans ménagement  en 1954. Le Wright J-67 qui devait le remplacer fut annulé en 1955, laissant l'avion sans moteur. Petite note aux politiciens qui sont derrières ces abandons : pas très malin tout cela. Le vaillant Pratt & Whitney J-75 fut appelé en urgence pour propulser les premiers appareils, pendant qu'un nouveau moteur fabriqué par Orenda était mis au point.

Ce moteur, appelé "Iroquois" présentait lui aussi un design nouveau :une poussée de 12 tonnes dans sa première version au banc en 1956. Doté d'un compresseur à deux étages et à double flux (qui n'existait quasiment pas à l'époque) et d'une réchauffe sophistiquée, il dépassait de loin tout ce qui existait. La France considéra même un moment sérieusement d'acheter des "Iroquois", mais l'ATAR de la SNECMA ayant fait des progrès, c'est finalement lui qui fut retenu. On ne se refait pas !

La stabilité du concept sera également testé avec des tirs de maquette montés sur fusées.

1955 : les équipes d'Avro obtiennent l'autorisation d'aller tester une maquette de leur projet dans la grande soufflerie de Langley, la seule du monde occidental à l'époque capable de simuler les conditions de vol à Mach 2. D'abord amusés, les officiers américains ne tardent pas à se rendre compte que la maquette peut atteindre Mach 2 sans sourciller, alors que eux même ont beaucoup de mal à concevoir un modèle pouvant tenir plus de Mach 1.3...

Février 1956 : la première maquette était prête pour inspection. La RCAF était satisfaite de l'avion dans son ensemble, mais demandait toujours plus. La principale demande concernait l'armement. Alors qu'Avro avait sélectionné le missile "Falcon" avec le système de contrôle Hughues MX-1179, tous deux dérivés du F-102 "Delta dagger", la RCAF demanda l'utilisation du "Sparrow II" de l'US Navy avec le système de contrôle de tir RCA-Victor "Astra", deux systèmes qui n'existaient que sur le papier. Avro était contre, malheureusement les militaires ne lui demandèrent pas son avis. Arriva ce qui devait arriver : le "Sparrow II" fut annulé car trop coûteux par l'US Navy et l'"Astra" était bien trop en avance sur son temps et marchait dans les conditions plus qu'idéales, mais pas autrement.

Le mieux est l'ennemi du bien : cet entêtement des militaires canadiens à vouloir disposer du meilleur matériel possible allait avoir de funestes conséquences.

lien vers la seconde partie

1 commentaire:

  1. Super article, j'ai hâte de voir la suite, c'est pas un appareil dont on entend parler souvent, mais ça devait être quelque chose !

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