Aux Etats-Unis, l'achat d'un appareil de combat étranger pour équiper les forces armées relève presque du miracle : il faut absolument démontrer qu'aucun appareil américain ne peut remplir le rôle qui est demandé…et même, ce n'est pas toujours suffisant, comme l'a montré l'aventure de Boeing avec les avions ravitailleurs pour l'US Air Force. Un peu plus loin, Dassault avait réussi à vendre le Falcon 20 aux gardes-côtes américains sous le nom de HU-25 "Guardian".
L'une de ces exceptions notable est l'achat du "Harrier" britannique par les Marines au début des années 70. Les Marines sont une bande à part au sein des forces armées américaines : ils possèdent un commandement indépendant de la marine, font le même travail que les Rangers de l'US Army, possèdent une aviation de combat basée au sol comme l'US Air Force, et des aviateurs comme la Navy…et pourtant administrativement ils dépendent de la Navy pour l'achat de matériel…
Les Marines savent se battre sur tous les fronts...y compris le congrès ! |
Il n'est donc pas toujours facile pour les Marines d'obtenir ce qu'ils veulent, devant souvent se contenter du matériel commandé en grand nombre par la Navy. Pourtant quand il faut se battre pour obtenir un appareil qu'aucune autre arme ne souhaite acquérir, et qui de surcroît est étrangère, ils savent se battre là où il faut : au congrès et au Pentagone !
Je vous ai déjà parlé de l'ancêtre du Harrier, le Hawker P1127 "Kestrel". Après une commande de six prototypes, neuf appareils seront mis en service au sein de l'escadrille d'évaluation du Kestrel, dit aussi "Tripartite Evaluation Squadron" en référence aux trois pays qui conduisaient les essais, à savoir le Royaume-Uni, L'Allemagne et les Etats-Unis. Au niveau américain, le pentagone a envoyé des pilotes de l'US Army, Air Force et de la Navy…mais aucun Marine n'a été envoyé pour évaluer l'appareil.
Le "Kestrel", ancêtre du Harrier |
Pourtant les officiers en charge des programmes aéronautiques pour les Marines vont tomber sur des vidéos du Kestrel en action au cours d'un dîner à l'ambassade britannique à Washington…ils apprennent de plus que la RAF va commander l'appareil sous une version avancée, appelée le "Harrier". Intrigué puis convaincu que cet appareil est celui dont le Corps a besoin, ils vont tout de suite avertir le général Keith McCutcheon, grand aviateur et précurseur de l'appui de feu rapproché chez les Marines. Celui-ci va obtenir l'aval du Commandant du corps, le général Chapman, pour envoyer des Marines pilotes de A-4 "Skyhawk" évaluer le Harrier.
Pour la petite histoire, les Marines ne vont pas passer par l'US Navy, qui possède déjà des pilotes ayant évalué le Kestrel, car les marines savent que leur collègues aviateurs vont leur dire de lire le rapport d'essai plutôt que d'aller évaluer l'appareil en personne…non, non, les marines vont aller demander directement aux britanniques et à Hawker Siddeley…et après un peu de pressions, le britanniques acceptent : les lieutenant colonel Thomas Miller et Bud Baker partent pour l'Angleterre, mais en civil, et ils vont pouvoir faire chacun 10 vols à bord du nouvel appareil, de manière presque clandestine…ou du moins clandestine vis-à-vis du Pentagone !
Keith McCutcheon, à l'époque colonel et grand promoteur de l'aviation de combat chez les Marines |
Les deux pilotes vont vite comprendre que le Harrier est un appareil qui peut faire tout ce que le A-4 peut faire, avec cette différence appréciable que le Harrier n'a pas besoin de piste ! Le Harrier pourrait ainsi non seulement fournir de l'appui de feu rapproché aux Marines, mais aussi être basé à terre près du front ou sur les navires d'assaut amphibie : bye bye les emprunts de porte-avions à l'US Navy pour les opérations amphibies !
Les deux pilotes tombent tout de suite d'accord : le Harrier est LE remplaçant du A-4 Skyhawk…mais c'est maintenant que la vrai bataille commence : convaincre la Navy de demander au Pentagone d'influer le congrès pour débloquer des crédits pour permettre l'achat d'un avion dont aucun composant n'est fabriqué aux Etats-Unis !
L'évaluation tripartite verra également le corps des marines évaluer discrètement l'appareil... |
Heureusement, l'US Navy se montre coopérative : des aviateurs ont testés le Kestrel, et le Harrier en est une version améliorée. Il se trouve également que c'est un marine qui était responsable du programme A-4 "Skyhawk" pour la Navy, et il va soutenir le remplacement des A-4 par le Harrier au moins au sein du corps des Marines..
Grâce à ce soutien, les Marines peuvent ensuite partir "à l'assaut" du Capitole pour demander un budget…malheureusement le budget de l'année fiscal 1970 est déjà bouclé, et on explique aux Marines qu'il ne sera pas possible d'avoir plus…mais c'est mal les connaitre ! Miller, Baker et surtout le général McCutcheon vont présenter le Harrier au congrès..et insister qu'il ne leur faut pas quelques appareils, mais bien "toute une palanquée" dixit McCutcheon !
Le Harrier sera mis en service en un temps record ! |
L'audace paye, et les membres de la commission du budget accepte de financer une rallonge pour acheter 12 Harriers pour un prix de 58 millions de dollars…seul hic, en échange les marines doivent renoncer à l'acquisition de 17 "Phantom II"…il n'y a donc pas eu de vraie "rallonge" budgétaire…juste un tour de passe passe comptable !
En revanche si le congrès accepte de fianncer le Harrier, les sénateurs veulent que les futurs Harriers soient produits aux Etats-Unis…Hawker Siddeley commence alors à se rendre compte que la commande des Marines est significative, et va envoyer des commerciaux aux Etats-Unis à la recherche de partenaire pour produite le jet à décollage verical ! C'est ainsi que McDonnell Douglas va signer un important contrat de coopération avec hawker Siddeley, sur pas moins de 15 années ! Dans le même temps, un accord sera trouvé avec Pratt et Whitney pour s'associer avec Rolls Royce pour la production des réacteurs "Pegasus"…pourtant, tous ces accords vont tomber à l'eau en quelques mois..la raison ? En analysant les coûts en fonction du nombre d'avions à commander, les Marines montrent que sur les 114 appareils dont ils ont besoin, cela coûtera beaucoup plus cher de les produire aux Etats-Unis plutôt que de les acheter directement aux anglais…le congrès va donc approuver l'achat des 114 Harriers directement à Hawker Siddeley !
L'actuel AV-8B des Marines est dérivé du Harrier de Hawker Siddeley |
Les Marines vont également demander à McDonnell Douglas d'assurer l'entretien de ces appareils, ce qui va permettre de compenser largement le manque à gagner de la firme pour les 17 "Phantoms" qui n'ont pas été commandés en 1970 ! Grâce à leur ténacité et leurs qualités de persuasion, les marines vont ainsi obtenir "leurs" Harrier, et ce dès 1971 : les premiers AV-8A aux couleurs des Marines arrivent en service fin 1971 sur la base de Patuxent River pour l'entrainement des premiers pilotes, avant l'entrée en service opérationnelle au sein du VMA 513 moins d'une année plus tard !
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