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lundi 10 février 2014

La feuilleton du A-12 "Avenger"

Cette année, c'est les soldes pour l'US Navy, qui va réceptionner un nouveau destroyer, l'USS "Lyndon Johnson", son fabricant, General Dynamics a accepté de faire une remise de 200 millions de dollars sur son prix, et dans le même temps, Boeing livrera trois EA-18G "Growler", version de guerre électronique du "Hornet", le tout gratuitement (prix catalogue des trois appareils, environ 200 millions de dollars).

Pourquoi tant de générosité de la part des industriels ? Nous sommes pourtant en crise, non ? Seulement voilà, cette générosité est en réalité un accord amiable entre les industriels et l'US Navy, qui va clore un chapitre entamé il y a près de 23 ans, qui lui-même faisait suite à un autre chapitre entamé il y a presque 30 ans maintenant.

Vue d'artiste du successeur du A-6, le A-12 "Avenger"
Pour mieux comprendre cela, remontons dans le temps, à la guerre du Vietnam. L'US Navy dispose d'un appareil d'attaque au sol remarquable, le A-6 "Intruder". Dotés des équipements les plus modernes pour l'époque, radar tout temps, caméra vidéo de désignation, et capable d'embarquer presque tout l'arsenal conventionnel de la Navy, il s'avère indispensable au Vietnam.

La guerre terminée, la plupart des A-6 sont dans un état d'usure avancé : le climat du golfe du Tonkin conjugué à l'intensité des sorties fait que le potentiel des cellules est bien entamée. Il faut donc lui trouver un remplaçant. Malgré plusieurs essais pour lancer un nouveau programme, y compris un "Super intruder" remotorisé et avec une avionique nouvelle, rien ne bouge : c'est la période de disette budgétaire des années Carter.

A-6, l'"Intruder", fer de lance de la Navy pendant plus de 20 ans

1983 : Ronald Reagan, nouvellement élu, lance les forces armées américaines dans la plus formidable course à l'armement depuis les années 50 : le gouvernement approuve le projet d'un remplaçant de l'Intruder. Ce sera le projet "ATA" ou "Advanced Tactical Aircraft". Deux propositions seront faites au gouvernement, dont une seule sera retenue : un projet commun McDonnell Douglas et General Dynamics, pour un avion furtif biplace en tandem, en forme d'aile volante triangulaire, qui est immédiatement surnommé le "dorito", en référence à une marque de tortillas triangulaires...

Le 13 janvier 1988, un contrat à prix fixe est donné aux deux constructeurs, qui prévoit la livraison de quatre maquettes d'essais et 8 appareils de série. Le contrat fixe le prix à 4,38 milliards de dollars, et un prix plafond de 4,84 milliards. Cette notion signifie que en cas de dépassement du budget initial de 4,38M, le gouvernement acceptera de financer à hauteur du prix plafond, mais le fabricant devra couvrir à ses frais tout dépassement supplémentaire.

L'appareil est baptisé le A-12 "Avenger II", en référence à l'avion torpilleur de la 2ème Guerre Mondiale, et le travail de définition commence aussitôt. Le A-12 doit faire appel à une technologie de furtivité encore plus avancé que le F-117 (encore secret à l'époque), tout en volant plus haut et plus vite que le A-6, qu'il devait remplacer vers 1994. La Navy pensait passer une commande de 620, ainsi que 238 pour les marines. L'US Air force se dit également intéressé par une petite commande de 400 exemplaires. Ce nouvel appareil devrait avoir une fiabilité au moins deux fois supérieures à celle des appareils alors en service.

Le programme semblait donc promis à un grand avenir, pourtant rien n'allait se passer comme prévu.

La forme de l'aile volante permettait d'emporter tout l'armement dans une grande soute interne

En terme de capacité, le A-12 devait avoir des performances légèrement supérieures à celles du A-6, propulsé par deux réacteurs General Electric F412, chacun produisant près de 6 tonnes de poussée. Côté armement, une vaste soute interne devait permettre d'emporter aussi bien des missiles que des munitions guidées par laser "Paveway", la capacité d'emport devant se situer aux alentours de 2,3 tonnes, mais c'est vraiment en terme d'électronique que l'appareil devait être radicalement nouveau. Sans parler de la furtivité, domaine dans lequel ni GD, ni McDonnell n'avait d'expériences préalables. Or Lockheed avait beaucoup d'expérience sur le sujet, ayant déjà mis au point le SR-71 puis le F-117 "Nighthawk". Malheureusement, le programme F-117 est un programme "noir" qui n'existe pas officiellement à l'époque…et Lockheed ne peut pas (et ne veut pas) transférer sa technologie…il faut donc réinventer la roue.

Pire encore : les revêtements des avions furtifs sont très fragiles (on dit que les F-22 américains ne peuvent pas être laissé exposés aux éléments sans être détériorés) or faire un avion embarqué qui va devoir supporter l'air salin, les crashs contrôlés que l'on nomme pudiquement appontage est contradictoire avec  le fait de garder sa furtivité.

écorché du A-12 "Dorito"

Le A-12 va ainsi devenir en l'espace d'une année un nid à problèmes, dont la plupart n'avait jamais été identifiés auparavant. Conséquence directe : le poids de l'appareil explose, ainsi que son coût. Début 1990, le poids du "avenger" dépasse 30 tonnes, c'est-à-dire le maximum autorisé sur les porte-avions "clasiques".

Principale cause de cette obésité galopante : l'usinage des pièces : il a en effet fallu remplacer des pièces prévues en carbone par de l'aluminium, moins compliqué à produire. Il était en effet difficile à l'époque de produire des grandes pièces en composites. D'autres problèmes seront rencontrés lors de la mise au point du radar à ouverture synthétique (SAR) sans parler dess osucis dans la mise au point de l'avionique. Pourtant, les équipes de GD et McDonnell Douglas ne se découragent pas, et le projet avance lentement, malgré un retard qui ne cesse de grandir.

En 1990, face à l'effondrement de l'Union Soviétique, les américains vont réévaluer tous leurs programmes d'armement : le A-12 est sur la sellette : il fait parti, comme le V-22 "Osprey" ou encore le démonstrateur de combat futur, actuel F-22 "Raptor", des programmes "onéreux et à fort risque de dépassement budgétaire". Le programme A-12 reçoit donc toute l'attention des enquêteurs du Department of Defense. La conclusion de cette première enquête amène Dick Cheney, alors secrétaire à la défense, à annuler la commande de 238 avions pour les Marines, et à décaler de cinq années la commande de l'Air Force, ne laissant que les 620 appareils commandés par la Navy, ce qui faisait déjà une belle série, le programme étant "sur les rails".

Vue 3D de ce qu'aurait pu donner un A-12 de série en vol..

Or, quelques mois après, les industriels doivent avouer publiquement que le programme est tout sauf "sur les rails". Ils annoncent un délai du programme de plus d'une années entière, repoussant ainsi le premier vol à fin 1991, ainsi qu'ne augmentation du prix d'achat et une baisse des performances initiales face au poids trop lourd de l'appareil. Accessoirement, le programme accuse un dépassement de 2 milliards de dollars. Furieux de découvrir tout cela quelques semaines à peine après la précédente enquête, Dick Cheney ordonne dès juillet 1990 une "enquête administrative" qui vise à savoir pourquoi le précédent rapport est passé à côté d'un retard aussi important. Ce rapport, surnommé "Beach Report" est rendu en novembre 1990. Il est la princiaple source de renseignement disponible à l'heure actuelle sur le déroulement du programme A-12.

Le rapport est très critique face aux estimations de coût et de délais : les graves soucis d'ingénierie ne sont pas bien pris en compte, les coûts de modifications ne sont pas évalués, le nombre de plans détaillés déjà dessinées est inférieur à ce qu'il devrait être, traduisant un retard encore plus important que celui annoncé par le constructeur. Le rapport conclu que le A-12 dépassera son budget d'origine d'au moins 1 milliard de dollars, voire 2.

Or, si le rapport est pris au sérieux par l'équipe de Cheney, il est ignoré par les responsables programmes qui se basent sur des plannings très optimiste qui montrent qu'il est possible de remonter la pente pour combler une partie du retard…malheureusement, ce n'est pas comme ça que ça marche (une leçon que j'aimerai que les chefs de projets jeunes et moins jeunes d'aujourd'hui connaissent).

Mise au point de la maquette fonctionnelle


Dans tout ce tumulte, un jalon important est passé en octobre 1990 : la "Critical Design Review" ou CDR, qui permet de figer les spécifications et d'entamer le développement à proprement parler. Le premier vol est alors de nouveau décalé, devant avoir lieu au début 1992.

A la suite du rapport commandité par Cheney, la Navy va tenter de trouver un accord avec les industriels pour remettre le programme sur la bonne voie…mais d'un côté comme de l'autre, chacun campe sur ses positions : la Navy veut son avion le plus rapidement possible…et les industriels veulent couvrir leurs pertes. A la suite de cela, la Navy va modifier le contrat de son côté pour demander la livraison du premier prototype au 31 décembre 1991, mais sans financement supplémentaire, le contrat à prix fixe restant inchangé, hormis la date de livraison…ce qui ne sera pas du goût de GD et McDonnell. La fin de l'année 1990 sera partagée entre le bureau d'étude qui tente de résoudre les obstacles, et les équipes commerciales qui tentent de renégocier le financement du contrat.

Comparaison de l'encombrement du A-12 avec le A-6 et le F-14 pour avoir une idée de la taille

Mais c'est peine perdue : le programme accuse non pas une mais presque deux années de retard : le 17 décembre 1990, les industriels reçoivent un avertissement de la part de la Navy : leur performances sont jugées "entièrement non satisfaisant", et que "l'industriel n'a pas fourni au département de la Navy suffisament de pièces pour attester du bon avancement du projet" et la lettre concluant que "les deux industriels disposent d'un délai jusqu'au 2 janvier pour corriger tous les défauts, faute de quoi le contrat serait rompu".

L'US Navy donne donc trois semaines à GD et McDonnell pour rattraper une année de retard en somme, ce qui n'était simplement pas possible. La seule preuve tangible de l'avion étant une maquette d'intégration systèmes, pas du tout construite pour voler…on ne peut pas, même avec toute la bonne volonté du monde, créer un prototype capable de voler en trois semaines…et je soupçonne la Navy de le savoir !

Quoi qu'il en soit, il n'y eu aucun miracle, et le 5 janvier1991, Dick Cheney annonce qu'il compte renoncer au contrat, sachant qu'un gros paiement était prévu de la part de la Navy (500 millions de dollars) le 7 janvier ! En conséquence l'officier programme s'estime dispensé de payer cette somme (dans une ère pré téléphone portable et mail, les choses prenaient du temps)

Le 7 janvier, c'est officiel : les industriels reçoivent le courrier leur indiquant que le programme est annulé "pour défaut de résultats des industriels", et la Navy exige ainsi le remboursement des sommes déboursées dans le programme pour des lot non terminés ou non livrés à la Navy, soit 1,35 milliards de dollars, sur un total de 3 milliards qui avait été investi.

La maquette fonctionnelle du A-12 subira de nombreuses modifications, surtout au niveau des entrées d'air

L'équipe industriel va contester cette annulation, estimant que le gouvernement n'a pas le droit d'annuler abruptement un  programme aussi gros, et que la Navy doit payer le travail commencé. C'est le début d'une longue bataille juridique : la rupture du contrat pour défaut de l'industriel sera changée en 1995, pour une rupture à la demande du gouvernement, avant que ce jugement ne soit cassé en appel en 1999, la cour estimant que le premier jugement n'avait pas cherché à savoir si il existait un manque des industriels ou non…et rebelote pour un jugement du jugement du renvoi…En Août 2001, retour à la case départ : la cour juge que l'arrêt du programme était "raisonnable compte tenu des éléments connus à l'époque des faits"

Tout ce méli-mélo va durer jusqu'à l'années dernière : 23 années de procès, renvois, cassation etc…Finalement l'affaire sera réglée à l'amiable entre les différentes entités : le gouvernement, General Dynamics et Boeing (qui a hérité du procès en rachetant McDonnell Douglas). Tout ça pour une maquette en bois d'un avion dont on ne saura finalement jamais si il était une bonne idée ou non !

Le résultat du programme : 3 milliards de dollars pour une maquette en bois...


Ce que nous savons aujourd'hui en tout cas, c'est que le programme avait été calculé beaucoup trop juste au vu des technologies non maitrisées qui étaient demandées : le risque était bien trop important pour justifier qu'un programme à prix fixe ait été choisi. On estime aujourd'hui qu'il aurait fallut entre 9 et 12 milliards de dollars pour boucler ce projet…soit le double ou le triple du contrat d'origine ! Le dérapage était devenu trop grand pour laisser le programme continuer…

Après l'annulaton du A-12, la Navy se focaliser sur une version revue et agrandie du "Hornet", mais qui n'est pas furtif. Le F-18E puis F "Super Hornet" va ainsi progressivement remplacer A-6 "Intruder et F-14 "Tomcat", ce qui explique la prédominance du "Hornet" sur les porte-avions étasuniens à l'heure actuelle.

La maquette du A-12 en 2013

La maquette du A-12, seule "preuve tangible" de son existence, existe encore au "Veteran's Memorial AirPark à Meacham Airport au Texas, où elle est en stockage, et sera peut-être exposée un jour si l'association parvient à réunir les fonds nécessaires pour l'abriter. Elle pourra ainsi témoigner des 3 milliards de dollars engloutis pour la fabriquer ! 

En attendant la Navy va faire 400 millions de dollars d'économie cette année au frais de ses fournisseurs, plutôt agréable en temps de crise !

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