Pages

jeudi 30 janvier 2014

Tupolev 144, l'autre Concorde (2/2)

Après cinq années de mise au point, le prototype du Tu-144 effectue son premier vol le 31 décembre 1968, presque trois mois avant Concorde. Il décolle de la piste de Zhukovski pour un vol de 38 minutes. Les pilotes sont assis sur des sièges éjectables au cas où…mais heureusement ils ne serviront pas ! L'équipage est de deux pilote et un ingénieur d'essai en vol (E.V Elyan, M.V. Kozlova et V.N Benderova). Par mesure de précaution, l'équipage ne rentre pas le train d'atterrissage.

Le prototype du Tu-144 en vol, avec ses deux nacelles jointes.

Les essais en vol vont alors pouvoir commencer pour de bon. Le Tu144 franchit le mur du son pour la première fois le 5 juin 1969 et devient le premier avion de transport à franchir Mach 2 le 26 mai 1970 à une altitude de 17 kilomètres. Le même mois, il va sortir de l'Union soviétique pour la première fois, pour aller au bourget, sa première apparition publique. Il s'agira de la première rencontre entre Concorde et le Tu-144, alors même que les américains viennent d'annuler leur programme de supersonique civil ! A l'issue du salon, le Tu-144 va retourner derrière le rideau de fer, et on ne le reverra pas avant 1978.

Le prototype prouve rapidement ses limites

Mais le prototype montre rapidement ses limites : Tupolev revient à la planche à dessins et va faire de très nombreux changements : la forme des ailes change, passant d'une forme ogivale à une forme bi-conique plus facile à construire, les moteurs du Tu-144S sont des Kustnetsov NK-144F, plus économes et plus puissants que sur le prototype, le train d'atterrissage compliqué est modifié etc…Enfin, last but not least, il va ajouter des surfaces mobiles juste en arrière du cockpit : des moustaches de chat rétractables qui permettent un meilleur contrôle à basse vitesse, mais qui sont rétractables à haute vitesse. Conjugué au nez basculant, ce dispositif donne un air curieux à l'appareil au sol…une sorte d'animal curieux, comme une grue..

Nes baissé, moustache  sortie...Le Tu-144 a une drôle d'allure au sol..


La raison derrière l'arrivée ces curieuses moustaches est que sur un avion delta, le fait de bouger les elevons vers le bas augmente la portance à basse vitesse (comme des volets) mais fait pencher le nez vers l'avant. L'utilisation des dérives canards permet d'annuler cet effet, réduisant ainsi la vitesse d'approche jusqu'à 330 km/h. Cette vitesse est cepndant encore 50 km/h au dessus de celle de Concorde qui bénéficie d'une aile plus aérodynamique et qui donne une meilleure portance à basse vitesse que l'aile en double delta du Tu144.

Principe des "moustaches" du Tu-144


Le premier appareil de production vole dès Août 1972, avant de passe le mur du son le 20 septembre. 1973 : nouveau salon du Bourget, Concorde est là, empêtré dans ses annulations de commandes, et l'URSS envoie un Tu-144 faire une démonstration en vol. L'appareil est le CCCP-77102. Le 3 juin 1973, l'appareil se brise en vol avant de s'écraser à Goussainville à proximité du Bourget. Les six membres d'équipage sont tués, ainsi que 8 civils au sol, et 15 maisons sont rasées.

Plusieurs maisons de Goussainville seront rasées lors du crash

De nombreuses théories vont tenter d'expliquer le crash, la plus populaire en URSS insiste sur le fait qu'un Mirage IIIB de l'armée de l'air se trouvait dans la zone réservée au Tu-144, et qu'en voulant l'éviter, le pilote s'est écrasé au sol.

Il semble cependant que la démonstration était trop "agressive", conduisant à la perte de l'appareil. En effet, juste avant le crash, le Tu-144 remontait la piste à très faible vitesse, avant d'allumer la post-combustion en bout de piste et de tirer une chandelle verticale, qui était clairement au-delà des limites structurales de l'appareil. Une des moustache a été arrachée, impactant le fuselage au niveau d'un réservoir de carburant qui s'est enflammé. Une autre possibilité est que le pilote n'était pas bien positionné au moment de son survol du runway…et qu'en voulant se replacer correctement, il ait trop forcé sur les commandes. L'accident aura un impact très négatifs sur les supersoniques en Europe, mais n'impactera pas la production du Tu-144S pour Aeroflot…qui n'a pas forcément son mot à dire dans toute cette histoire...

La reconstitution de l'appareil ne donnera pas de réponse définitive sur les causes du crash

Le Tupolev 144S entrera en service commercial le 26 décembre 1975, et il va transporter du fret et du courrier de Moscou à Alma-Ata, en attendant de transporter ses premiers passagers commerciaux, ce qui survient le 1er novembre 1977, avec le Tu-144D. La crise pétrolière aura rendu son exploitation plus difficile, mais les soviétiques étaient déterminés à faire voler ce supersonique ! L'appareil possède une capacité de 126 passagers, soit un peu plus que Concorde, mais avec des sièges par rangées de 5, grâce au fuselage beaucoup plus large que Concorde. Il y avait cependant différentes classes à bord de l'appareil : une première classe à l'avant en 2+1 sièges, et une classe "touriste" (je ne suis pas sûr que le terme existait chez Aeroflot à l'époque) en 2+3 sièges.

Configuration 3 + 2 en cabine touriste


Pour donner une meilleure confiance aux passagers, les sièges éjectables des pilotes seront remplacés par des sièges standards. Malgré cela, les passagers n'ont pas gardé un bon souvenir de l'appareil : bruyant, entassés, et surtout un nombre de pannes incroyables : près de 226 lors des 102 vols commerciaux ! Au moins 80 de ces pannes ont conduit à un retard de vol, ce qui en fait probablement l'un des plus mauvais avion de l'Aeroflot. Le Tu-144 ne volait qu'une fois par semaine ! Le bruit était principalement du au système de conditionnement d'air, et il était incroyable : deux passagers assis côte à côte pouvaient à peine s'entendre…et des passagers à deux sièges d'écarts devaient communiquer par post-it !

Panneau du mécanicien navigant


En 1977, un nouveau problème survient : l'appareil est fragile et ne résiste pas aux essais statiques : un fuselage de Tu-144s cède ainsi au banc, bien en deça de la valeur théorique calculée : à seulement 70% de la valeur maximale théorique (en aéronautique, on demande souvent à la structure de tenir jusqu'à 150% de la valeur maximum théorique pour se donner de la marge. Le problème vient de la méthode de fabrication utilisée : au lieu d'un assemblage classique de couples et lisses sur lesquelles on vient poser le revêtement du fuselage, le TU-144 fait appel à un nouveau procédé : par assemblage de grands éléments préfabriqués, mesurant parfois jusqu'à 19 mètres de long…or la métallurgie n'étant pas le point fort des soviétiques, ces panneaux sont souvent de qualité moyenne, avec de nombreuses impuretés dans le métal, ce qui amène des criques de fatigue très rapidement. Or sur un panneau lisse, il n'y a rien pour arrêter la crique une fois qu'elle se forme : le panneau entier peut céder sous les contraintes, brutalement et sans avertissement préalable.

Plan de la cabine du Tu-144


Le 23 mai 1978 c'est de nouveau l'accident : une conduite de carburant se rompt dans l'une des nacelle, et un incendie commence à se propager. Popov et Elyan sont aux commandes, et parviennent à ramener l'appareil, qui doit se poser sur le ventre, le train d'atterrissage étant HS. Le crash est rude et l'appareil se brise en plusieurs segments. Elyan est blessé, mais surtout deux des ingénieurs de vol sont tués.

Le crash du 23 mai 1978


Les vols commerciaux avec passagers cessent dès le 23 mai 1978 (jour de l'accident)…bilan des vols avec passagers : à peine 7 mois et seulement 52 vols effectués, un crash à l'atterrissage, deux tués : pas extraordinaire donc. L'arrivée de la version long courrier, le Tu-144D va permettre de relancer une ligne commerciale, mais uniquement pour du fret à partir du 23 juin 1979, sur la ligne Moscou Khabavarosk. Il n'y aura que 47 vols commerciaux sur cette ligne, soit en tout et pour tout 102 vols commerciaux : autant dire rien ou presque. La montée du cours du pétrole qui finira par impacter l'URSS aura également raison de l'avion…et Aeroflot devra apprendre le sens du mot "rentabilité"

Il est intéressant de noter que même si le dernier vol commercial de l'appareil a lieu en 1978, la chaîne de montage ne sera arrêtée que en 1984, les appareils ayant continué à voler après la fin des vols commerciaux. En effet, l'URSS annule tout le programme Tupolev 144 en 1983, mais prévoit de garder les appareils et de les faire voler tant que possible (tant qu'il y a des pièces de rechanges donc) comme laboratoire volant.

Le cockpit du Tu-144, en vert, il parait que ça calme les pilotes...

Le Tu-144 sera utilisé tour à tour comme observatoire solaire, laboratoire médical à haute altitude, observatoire atmosphérique, mais le manque de budget va rapidement mettre fin à ces vols. En 1985, un autre appareil servira de banc d'essai pour tester les manœuvres d'approche de la navette spatiale russe "Bourane" (le Tu-144 à le même aérodynamisme que la navette spatiale : celui d'une brique !).

Il y aura encore un dernier programme auquel participera un Tu-144, qui va reprendre du service au début des années 90. Il s'agit d'une idée de Judith dePaul, riche femme d'affaires américaine, dans le cadre de la mise au point d'un nouveau transport supersonique. Elle va négocier avec Tupolev, et Boeing-Rockwell un agrément par lequel Tupolev fournissait un Tu-144 qui serait géré pour le compte de Boeing et exploité par la NASA pour faire des vols de recherche dans le cadre des essais du nouveau supersonique.

Reportage sur les vols du TU-144LL pour la NASA

Le 77114 va être sorti de stockage et remis en état de vol par les équipes de Tupolev grâce à un financement de près de 300 millions de dollars par Boeing et la NASA. Le 77114 est un Tu-144D quasi neuf : il totalise moins de 83 heures de vol ! Il devient ainsi un Tu144LL ou Letayuschaya Laboratarya, laboratoire volant.

L'arrière de l'appareils est bien différent de Concorde...


Le nouvel appareil effectuera 27 vols pour le compte de la NASA entre 1996 et 1997. Le programme est un succès, mais sera cependant annulé en 1999 pour faute de budget. Le Tu144LL sera renvoyé en Russie chez Tupolev, sur insistance du gouvernement russe qui ne veut pas que les moteurs Kusnetzov NK-321, qui équipent les bombardiers nucléaires, puissent se retrouver dans la nature.

Le bilan commercial du Tu-144 n'est pas terrible : aucune commande à part Aeroflot…qui se serait bien passé de l'appareil, dont la fiabilité était catastrophique comme nous l'avons vu.

Du côté industriel, ce n'est pas mieux : au total, ce sont 16 Tu-144 qui seront construits, soit assez proche des 20 exemplaires de Concorde : 
  • 1 prototype (68001)
  • 1 appareil de pré-production (77101)
  • 9 appareils de série Tu-144S (77102 à 77110)
  • 5 appareils Tu-144D (Dal'nyaya ou long rayon d'action) (77111 à 77115) 
  • 1 Tu-144D (77116) qui ne sera jamais terminé

Rétrospectivement, il est clair que l'appareil n'a jamais eu le niveau de maturité nécessaire d'un avion commercial : sa conception a été faite à la hâte, sa mise en service aussi : elle devait coïncider avec le 60 ème anniversaire de la révolution d'octobre ! Tu144 se voulait un symbole de la dominance technologique de l'Union Soviétique…et la presse occidentale l'a accepté dans un premier temps…avant de voir que cette dominance cachait en réalité de graves problèmes d'assurance qualité et de fabrication. Si Concorde a subi plus de 5000 heures de vol d'essai avant d'être déclaré opérationnel, le Tu-144 en avait engrangé à peine 800 avant sa mise en service de courte durée !

1973 au Bourget : la dernière rencontre entre les deux supersoniques.

Si pendant un temps, le Tu-144 a pu faire de l'ombre à Concorde, rapidement c'est Concorde qui est venu sur le devant de la scène. Le Tu-144 après des débuts largement médiatisés, va peu à peu sombrer dans l'oubli…sauf peut-être chez les nostalgiques de Concorde, qui se souviennent que "les russes ont copié Concorde, dommage, ça n'a pas marché". Si vous avez révisé ce jugement.. c'était le but de l'article !

lundi 27 janvier 2014

Tupolev 144, l'autre Concorde (1/2)

L'un s'appelait "Concorde", l'autre sera surnommé "Concordski" même si en réalité il ne s'appelait que Tu-144. On les croyait jumeaux, mais ils ne l'étaient pas. Ils eurent une enfance troublée et ne parvinrent jamais à révolutionner le monde, mais ils sont devenus des légendes de l'histoire de l'aviation : l'un parce qu'il a été surmédiatisé, et est adulé par certains, l'autre car le mystère entourant sa vie est tel qu'il est devenu un mythe : aujourd'hui, Hist'Aero vous emmène sur les traces de "l'autre Concorde" : le Tupolev 144.

Une ressemblance troublante avec Concorde...

Cet appareil vous le connaissez sans doute : on vous l'a sans doute présenté comme étant une pâle copie soviétique de Concorde, qui n'a jamais réussi à faire aussi bien que l'original, à tel point qu'il s'écrasa au Bourget lors d'une démonstration publique en 1973. Voilà, c'est en résumé ce que l'on peut lire danssbeaucoup de livre traitant de Concorde, pourtant, le Tu-144 est beaucoup plus que cela ! 

Le concept du Tu144 a été publié pour la première fois en janvier 1962, à l'occasion d'un article dans une revue. Sa mise au point sera approuvée dès le 16 Juillet 1963 par le "politburo" du parti communiste, puis par Kroutchev lui-même le 26 : un plan demande la construction de 5 prototypes (dont deux pour des essais statiques), dont le premier doit être opérationnel en 1966. L'ambition est de disposer d'un avion de transport supersonique opérationnel avant que Concorde n'entre en service. C'est Andrei Tupolev (junior) fils du  père des bombardiers lourds soviétiques lui-même qui dirige le programme au sein du Tupolev OKB (bureau d'études). L'idée prévalente était qu'il existait de nombreuses routes en Union Soviétique passant au dessus de zones désertiques et prenant un temps très long, d'où l'idée d'accélérer le trajet.

Une des premières photos du Tupolev 144

Tupolev décide rapidement qu'il sera plus simple de concevoir un appareil neuf plutôt que de chercher à convertir un bombardier en avion civil. Il est évident que le design de Concorde, largement publié par la presse franco-anglaise à cette période à joué un rôle important pour la mise au point de ce qui allait devenir le Tu-144, mais on notera que Tupolev prendra ses propres décisions. 

Pour aider Tupolev, de l'aide est demandé au bureau Mikoyan (MiG) qui va fournir un Mig-21 d'essai. Le but de cet appareil est de tester les formes d'ailes avant de les réaliser à grande échelle sur le prototype. Il faut savoir qu'à cette époque, il existe deux clans au sein des aérodynamiciens : ceux qui pensent que l'aile delta marchera mieux sans dérive arrière, et ceux qui pensent que cette formule ne pourra jamais marcher. L'opposition ne se résoud pas en soufflerie, et c'est donc un MiG-21 qui sera transformé avec une voilure delta pour tester le concept sans queue. Un lest mobile de 300 kg est également monté à bord pour simuler les variations de centre de gravité. Connu sous le nom de A144 ou MiG 211, cet appareil efffectue son premier vol le 18 avril 1968, deux exemplaires seront construits. Le but est atteint rapidement : il n'y a aucun problème de stabilité en vol à cause de la forme des ailes, et l'absence de dérive arrière ne pose pas de soucis de contrôle de vol.

Le Mig 211, avec ses ailes delta qui servira de banc de test.


Le prototype du Tu-144 sera donc conçu avec une aile ogivale, proche de celle de Concorde…mais cette hésitation au sein du bureau Tupolev prouve que le Tu-144 n'est pas une simple copie carbone de Concorde. Les deux Mig 211 seront également utilisés pour entrainer les pilotes du futur supersonique, dont E.V Elyan qui sera le principal pilote d'essai.

L'OTAN donne le nom de code de "Charger" au Tu-144, et pendant sa construction, de nombreuses suspicions d'espionnage commencent à poindre le jour devant l'étrange similitude entre les deux supersoniques. Dans le monde des barbouzes, plusieurs histoires circulent qui semblent attester qu'il y ait eu espionnage sur Concorde : le chef du bureau de l'Aeroflot aurait été arrêté à Paris avec une sacoche contenant des copies de plans du Concorde. Dans la même veine, un employé de Toulouse-Blagnac aurait été contacté pour vendre aux soviétiques des échantillons de gomme laissés sur la piste après des essais de roulage et de freinage de Concorde. Toujours selon la légende, le SDECE aurait eu vent de l'affaire et aurait retourné l'agent, lui faisant vendre des échantillons de bêtes pneus de voiture…bref, vous l'aurez compris, les soviétiques pratiquaient l'espionnage industriel à haut niveau. Néanmoins et toutefois, si les deux appareils possèdent des détails en communs, ils restent des appareils très différents : la forme des nacelles, les moteurs, le fuselage n'a pas la même section, étant plutôt rond sur Tu-144 alors qu'il est oval sur Concorde etc… en bref, rien ne semble accréditer l'idée de la copie carbone, même si il est indéniable que les soviétiques ont été prendre quelques idées du côté de Filton ou de Toulouse. Il est intéressant de noter cependant que l'aile ogivale, utilisée sur Concorde, ne sera utilisée que sur le seul prototype du Tu-144, avant l'adoption de l'aile en double delta, utilisée sur tous les Tu-144 de série.

Coupe du Tu-144


Le Tupolev 144 possède des surfaces de contrôle de vol commandées par des actionneurs hydrauliques, très semblables aux PFCU's de Concorde. De la même manière, trois circuits hydrauliques indépendants permettent  d'assurer une redondance en cas de panne. On notera bien-sûr la similitude avec Concorde…mais si l'on est honnête, la plupart de ces caractéristiques se retrouvent sur de très nombreux avions, non pas par copie pur et simple, mais bien parce que c'est une bonne solution, offrant le bon compromis entre poids et redondances. De nombreuses pièces sont en titane  autour des nacelles et des elevons pour supporter la chaleur des moteurs. En effet, le point faible du Tu-144 reste sa motorisation, qui est insuffisante par rapport à ce qu'il faudrait : l'appareil doit donc rester en post-combustion allumée pour tenir en vol supersonique..

Cinématique du train principal


Le train d'atterrissage est probablement la réalisation la plus bizarre de l'appareil…pourtant le train avant s'inspire fortement d'un autre appareil…le Tu-114, autre appareil de ligne de chez tupolev. Mais le train principal, avec ses bogies à douze roues (trois axes de quatre roues) est unique : le bogie est conçu pour pivoter avant de rentrer dans le fuselage, entre les deux moteurs)

Les moteurs sont des Kuznetsov NK-144, qui sont regroupés dans une unique nacelle sous le fuselage (grosse différence d'avec Concorde) mais cette disposition ne fera pas long feu : elle sera appliquée uniquement au prototype. L'appareil emporte en outre 88 000 litres de carburant.

Quelques vues du prototype et des appareils de série (en russe, mais les images parlent d'elles même)

CCCP-68001, le premier prototype n'aura pas le temps d'être terminé dans de bonnes conditions : la propagande ayant annoncé que le premier vol aura lieu en 1968, il faut vtenir les promesses. Les dernières mises au point sont donc expédiées, voire carrément non faites : il faut sortir l'avion et vite…le Politburo s'impatiente…l'appareil sort donc du hangar début décembre 1968, pour des essais de roulage à basse puis haute vitesse. Il va ensuite falloir attendre un temps dégagé pour réaliser le premier vol.


Le Tu-144 68001 lors de son "roll-out"

jeudi 23 janvier 2014

Le premier jetliner : l'Avro C102

Il aurait du être le premier avion de ligne à réaction au monde, malheureusement il ne fut que le second avec juste treize jours de retard…et l'Histoire n'est jamais tendre pour les seconds. Il était pourtant un appareil prometteur, et ce "Jetliner" aurait pu avoir sa place dans les grands noms de l'histoire de l'aviation.

Aujourd'hui nous allons donc parler d'un appareil canadien fabriqué par Avro qui ne dépassa jamais le stade du prototype : le C102 "jetliner".

Avro C-102 "JetLiner"


C'est en 1945 que la compagnie nationale canadienne, la "Trans-Canada Airline" va commencer à explorer les récentes innovations pour chercher de nouveaux appareils pour transporter ses passagers. Sous l'impulsion de son "chief engineer", Jim Bain, l'état major de TCA va voyager aux Etats-Unis et en Angleterre pour faire l'état de l'art du marché de l'aviation civile.

C'est à cette occasion que Bain va découvrir les avancées de Rolls Royce en matière de réacteurs, et découvre un prototype de ce qui va devenir le réacteur "Avon". Bain est fasciné et voit tout de suite un avenir commercial à ce moteur pour la TCA.

L'équipe d'essai du C-102 "Jetliner" devant l'appareil


Il se rapproche donc de Avro Canada pour mettre au point les spécifications d'un avion de transport civil utilisant ce moteur. C'est l'ingénieur James Floyd qui s'attaque au problème côté Avro (vous le connaissez déjà : c'est lui qui est à l'origine du CF-105 "Arrow" dont je vous ai déjà parlé).

Les spécifications sont figées dès le 9 avril 1946 : un avion capable de transporter 36 passagers à une vitesse de 650 km/h (très rapide pour l'époque) avec un rayon d'action de 1900 km, tout en étant capable d'utiliser les pistes existantes, mesurant au minimum 1200 mètres.

Les spécifications sont claires…en revanche, le contrat entre TCA et Avro est opaque et restrictif : interdiction à Avro de vendre l'appareil à une autre compagnie pendant une durée de trois ans, contrat à prix fixe : 350 000 dollars canadiens par avion. Autre bizarrerie impensable aujourd'hui : Avro devait assumer tous les coûts des vols d'essais pour une durée de un an après le premier vol : de cette façon, même si l'appareil était mis en service commercial avant cette période, ce serait toujours à Avro de payer les coûts des vols. Je n'ai jamais bien compris ce que signifiait cette clause…et je ne l'ai jamais vu dans aucun autre contrat !

Projet du "Jetliner"...à l'exception des nacelles le prototype sera construit tel quel

La suite se devine : Avro ne pouvait pas tenir les termes du contrat à prix fixe. A peine un an après, en 1947, Fred Smye, président d'Avro doit informer Herbert Symington, le PDG de TCA qu'il ne pourra pas tenir le contrat. Plutôt que de chercher une solution, TCA préfère se retirer du projet, ne voulant pas prendre de risque avec cette technologie toute jeune qu'est le turboréacteur. C'est le gouvernement canadien, en la personne de C.D Howe qui va intervenir en proposant une aide de 1,5 millions de dollars pour sauver le projet. Peu de temps après, nouvelle tuile : Rolls Royce annonce que l'Avon ne sera pas certifié à temps pour être monté sur l'appareil…Avro doit donc se rabattre sur le "Derwent", qui possède une poussée beaucoup plus faible. Problème : deux moteurs ne suffisent plus : il en faudra quatre, ce qui est beaucoup pour un avion à vocation régionale : l'avion consomme plus et est plus lourd que prévu, mais la disposition quadrimoteur permet de diminuer le couple en cas de perte d'un moteur.

Construction du "Jetliner" à Malton

En avril 1948, Gordon McGregor devient président de TCA, et fait savoir tout net qu'il ne veut pas essuyer les plâtres en devenant le premier à opérer un appareil à réaction de transport de passager. Malgré cela, et avec le soutien du gouvernement, le projet continue : l'appareil doit être livré en mai 1952 pour une entrée en service en octobre de la même année, ce qui laisse très peu de temps. 1948…personne ne le sait encore, mais le Boeing 707 entrera en service dans dix ans…ce qui devrait laisser une avance suffisante au Canada pour mettre au point le "Jetliner"…mais l'histoire ne se passera pas comme cela.

Le 10 août 1949, le premier prototype prend son envol, immatriculé CF-EJDX, seulement 25 mois après le début de la conception, ce qui est plutôt rapide pour un prototype entièrement nouveau. Malheureusement, l'appareil est en retard : il aurait pu être le premier avion de transport civil à réaction à prendre l'air, mais il à été coiffé au poteau par son concurrent anglais, le deHavilland "Comet" qui a volé seulement 13 jours auparavant. Le premier vol a pris du retard en partie à cause des retard de production, mais surtout à cause du retard pris pour la construction de la piste de l'aéroport de Malton qui ne possédait qu'une toute petite piste en dur, bien insuffisante pour un premier vol de prototype où l'on ne sait jamais sur quoi on peut tomber.

Siège social d'AVRO à Malton

Si le premier vol s'est passé sans histoire, il en va différemment du deuxième vol : le train refuse de descendre au retour à malton ! L'appareil doit donc dès son deuxième vol effectué un atterrissage d'urgence sur le ventre. Heureusement, la cellule est robuste et les dégâts seront réparés en à peine trois semaines, moyennant deux trois tôles à changer ! Sinon, le contrôle de vol est bon sur les 3 axes, et le fait d'âtre passé à une configuration quadrimoteur au lieu de bimoteur permet même de supprimer les servo-commandes de la gouverne de direction !

En avril 1950, le Jetliner va devenir le premier jet transporteur de courrier :  emportant du courrier de Toronto à New-York en seulement 58 minutes, divisant ainsi par deux le record précédent. Le jet est tellement nouveau, qu'il doit se garer loin du terminal, et des bacs spéciaux sont installés sous les moteurs en cas de fuite de ce mystérieux carburant appelé kérosène !

Maintenance facilitée sur les Derwent...
L'appareil est un succès sur le plan technologique, même si il n'a pas encore trouvé acquéreur. Pourtant les événements vont se précipiter pour sceller son destin. Au début des années 50, la Guerre Froide commence à battre son plein, et la priorité du Canada est d'assurer sa défense contre les flottes de bombardiers soviétiques qui risquent de déferler sur son territoire. Avro se retrouve avec la mise au point du premier chasseur canadien moderne tout temps : ce sera le CF-100 "Canuck". Or ce programme prend du retard, aucun appareil supersonique n'ayant été produit au Canada auparavant. Or dans le même temps, le C-102 progresse, mais n'a toujours pas de client…le gouvernement canadien va s'en mêler, et en décembre 1951 la décision tombe de la part de C.D Howe : Avro doit mettre le C-102 en sommeil et se concentrer sur le CF-100 qui doit être mis en service au plus vite : l’intérêt supérieur de la nation prime. Le second prototype du "Jetliner" est ainsi détruit pour libérer de l'espace et des ressources, alors même qu'il était terminé à 75%.

Profil du C-102 "Jetliner"


Nouveau rebondissement quelques mois plus tard : Howard Hughes, aviateur et milliardaire entend parler de l'appareil, et veut le tester. Le C-102 va donc être "détaché" en Californie pendant quelques semaines. Arrivé à Culver en même temps que l'avion, James Floyd va rencontrer Howard Hugues, et passer sur le grill : Howard Hughes, ingénieur hors pair, va questionner Floyd sur l'appareil jusque tard dans la nuit. Le concepteur du "Jetliner" dira plus tard du milliardaire "qu'il était un vrai ingénieur qui lui avait posé toutes les bonnes questions".

Aménagement de la cabine du Jetliner...

Le milliardaire s'enthousiasme pour l'appareil et imagine déjà que la TWA (qui lui appartient) pourrait emmener des passagers depuis Washington jusqu'en Floride en moitié moins de temps que la compétition ! Il va demander avec insistance la possibilité d'acheter trente exemplaires du C-102, une belle commande pour l'époque, qui aurait pu bien aider le Canada à mener ce projet à bien. Hélas encore une fois, C.D. Howe intervient, pour rappeler qu'il finance une bonne partie du projet, et que sa priorité est de terminer le CF-100 "Canuck", et que tout "gaspillage de ressources à d'autres projets doit être arrêtée immédiatement". Non seulement C.D. va interdire à Avro d'accepter la commande pour la TWA, mais va aussi refuser à Avro d'accorder une licence de fabrication à la firme Convair qui était prête à fabriquer l'appareil pour la TWA !

Vue du Jetliner à Malton


En 1953, le CF-100 est en pleine production, et le bureau d'étude d'Avro peut se consacrer enfin à d'autres choses..mais le projet ne redémarre pas pour autant. En 1955, TCA commande 51 avions à Vickers : des "Viscount", très en vogue à l'époque, et surtout un appareil éprouvé et opérationnel tout de suite, autant de chose que TCA est las d'attendre d'Avro. Les Viscount resteront en service jusqu'en 1974 ! Le 10 décembre 1956, c'est la fin de l'histoire : le "Jetliner" est abandonné, et la  cellule du prototype est déclarée surplus. Malgré son utilisation dans le programme du CF-100 comme appareil de soutien, personne ne veut de l'appareil, et il est détruit le 13 décembre 1956. Il subsiste encore aujourd'hui le nez et le cockpit au "Canada Aviation Museum" d'Ottawa.

Il est surprenant de voir l'étrange similitude entre ce destin et celui du CF-105 "Arrow", tout deux conçus par Jim Floyd : très en avance sur leur temps...mais qui seront tout deux ferraillé devant leur coût et le manque d’intérêt. On remarquera cependant que les canadiens ont gardé la mémoire du CF-105, sur lequel de nombreux articles et livres ont été publiés, alors qu'il ne subsiste qu'assez peu d'informations sur cet autre appareil qu'était le C-102 "Jetliner".

Le C-102, peu de temps avant que les ferrailleurs ne lui règle son sort...

lundi 20 janvier 2014

Bristol "Brabazon"

Le Bristol type 167, ou "Brabazon" est sans doute l'avion le plus ambitieux à avoir été construit après Guerre au royaume uni. Il sera aussi l'un des échec les plus coûteux.

Vue du Bristol 167 "Brabazon"


Suite aux recommandations du comité Brabazon, Bristol va se lancer dans la réalisation du "Type I", un avion luxueux, capable de transporter 100 passagers de londres à New York, un vol de douze heures. C'est ainsi qu'est né le type 167, pensé avec les exigences de la BOAC en tête : seuls les "nantis" peuvent prendre l'avion, il faut donc les chouchouter, et ils pourront payer le billet très cher. C'était vrai…avant Guerre. En revanche, le monde avait changé :  au lieu de construire un avion de transport, Bristol va construire un paquebot aérien. L'intention était louable, mais l'appareil ne correspondait pas à ce que le monde attendait, Bristol allait en faire la douloureuse expérience.

Aménagement du "Brabazon"


L'équipe de BAC (Bristol Aeroplane Company, à ne pas confondre avec British Aerospace Company, conglomérat beaucoup plus tardif) était dirigée par Leslie George Frise, et était l'une des meilleurs équipes de conception de toute la Grande Bretagne en 1943, travaillant sur des projets de bombardiers à très long rayon d'action. Aussi, lorsque le gouvernement passe commande pour un avion civil long courrier, cette équipe répond tout de suite.

Le gouvernement passe donc commande à BAC pour deux prototypes, suivi peut-être d'une commande de dix appareils de série (petite commande, certes), à la condition que la production des bombardiers ne s'en trouve pas affectée !

Assemblage du Brabazon...le tronçon de fuselage équipé n'était pas encore dans les esprits !

L'équipe se met tout de suite au travail. Les turbomachines sont à peine considérées au vue de leur performances médiocres et de leur manque total de fiabilité : l'appareil sera donc un octomoteur à pistons. Le Bristol "Centaurus", moteur déjà éprouvé, est choisi : huit moteurs feront tournés quatre groupes de deux hélices contrarotatives. Le design frôle le gigantisme pour l'époque : un fuselage de 53 mètres de long associé à deux longues ailes droite pour une envergure de presque 70 mètres, soit 11 mètres de plus qu'un Boeing 747. Pour loger ce monstre, il faudra lui construire un nouveau hangar sur le terrain de Filton : des villages seront rasés, et une nouvelle usine gigantesque voit le jour pour assembler ce monstre en série, dominé par un gigantesque hangar, qui sera nommé "Brabazon", qui existe encore aujourd'hui. C'est dans ce hangar que sera assemblé le deuxième Brabazon…mais aussi Concorde, une décennie plus tard !

Construction des immenses hangars de Filton, aussi connus sous le nom de "hangar Brabazon" par la suite


Le nouvel appareil, baptisé "Brabazon" en l'honneur de lord Brabazon, président du comité du même nom, est conçu de manière innovante : fuselage pressurisé, air conditionné permettant de restituer une altitude de 3000 mètres avec une température de 18 à 24 degrés, commandes de vol assistées hydrauliquement, avec un système de retour d'effort : tout ce qui nous semble "normal" aujourd'hui commence seulement à être maîtrisé en grande Bretagne à l'époque. Pressurisé, le Brabazon pourrait ainsi voler beaucoup plus haut que ses contemporains, permettant un meilleur rendement des moteurs. Dans tous les domaines, les tolérances sont draconiennes. Il se murmurait que si on ne peignait pas l'appareil, on pourrait embarquer un passager supplémentaire !

Un design rappelant celui des paquebots..

Les passagers justement : pour leur permettre de voyager dans des conditions "acceptables", les spécifications demanderont au minimum 6 mètres cube par passager, soit le volume d'une petite voiture : c'est énorme ! Il faut en plus prévoir des cabines de 8 mètres cube pour les plus riches ! C'est donc un fuselage de près de 8 mètres de diamètre, plus large qu'un 747, qui sera équipé d'un double pont comme un A380, mais pour transporter seulement 80 passagers, huit fois moins qu'un Jumbo ou un A380 ! Bon ceci dit les conditions de voyage font rêver : un cinéma de 37 places, un pont promenade, un bar-restaurant ! Bref le luxe d'avant guerre dans toute sa splendeur…sauf que pour l'après guerre les règles ont changées.

La taille et l'espacement des sièges à de quoi faire rêver ...


Les moteurs sont des Bristol "Centaurus" à 18 cylindres. Il y en a huit, montés à l'intérieur des ailes, et ne produisent donc pas de trainée supplémentaire : ce petit détail permet ainsi de réduire la traînée  de manière significative, permettant ainsi de franchir l'atlantique sans escale ! Sur un appareil de presque 70 tonnes, la performance est remarquable pour l'époque.

Implantation des Bristol Proteus à 45° dans l'aile, avec la double hélice contrarotative


Le travail sur le prototype débute dès octobre 1945, alors même qu'en 1946, une nouvelle version est envisagée : un Brabazon "mark II", avec des moteurs "Proteus" encore plus puissants

En 1947, la Guerre est terminée, et le travail devient de plus en plus rare pour les fabricants de cellule : le Brabazon porte donc les espoirs de Bristol pour l'avenir…sa sortie du hangar en décembre 1948 est un événement, auquel presque toute l'usine assiste. Il faudra pourtant attendre 1949 pour voir le nouvel appareil voler.

La sortie du hangar le 4 septembre 1949...bon, vous constatez que l'appareil n'est pas tout à fait prêt à voler

L'évènement tant attendu arrive le 4 septembre 1949 : une foule nombreuse, estimée à 10000 personnes s'est rassemblée autour du terrain. Bill Pegg est le pilote d'essai, et avec son équipage, il va réaliser des essais de roulage à petite puis grande vitesse. A 10h du matin, il estime que l'appareil immatriculé G-AGPW est prêt : il aligne le Brabazon sur la piste, demande à chacun si il est prêt et devant les réponses affirmatives, il se lance, alors même que la BBC retransmet l'évènement en live à la radio et en 8 langages simultanément !! Je parie qu'à notre époque Facebook-twitter-esque, tout cela vous laisse de marbre, mais à l'époque c'était une première et c'est vous dire l'importance et le prestige qui s'attachait à ce nouvel appareil.

Airborne, enfin !


Le lourd appareil s'envole pourtant, après avoir utilisé seulement un quart de la piste de 2500 mètres, avant de partir pour un vol de seulement 27 minutes. L'appareil se comporte bien et les pilotes en sont satisfaits. Les 250 journalistes qui ont fait le déplacement sont aux anges, Filton n'en avait sans doute jamais vu autant en une seule journée !

L'équipage d'essais se compose de dix hommes, représentant l'ancienne et la nouvelle génération : ceux qui ont combattu pendant la Guerre, blanchis sous le harnais, et ceux qui sortent tout juste des études, et n'ont pas connu la Guerre de près. Tout ces talents combinés font l'admiration de la reine (l'épouse de George VI, la "queen mum", mère d'Elisabeth II), à qui est présenté tout l'équipage.

L'équipage du premier vol au complet.


Quatre jours plus tard, l'appreil survole le salon de Farnoborough, spectacle inoubliable pour ceux présents ce jour là ! Il va ensuite commencer ses essais en vol, mais fera encore quelques apparitions publiques remarquées : à Heathrow, puis à Paris lors du salon du Bourget 1951.

Le prototype du Brabazon ne possèdait pas de cabine : il est équipé come un banc d'essai volant, avec des armoires de mesures regroupant plus de 1000 cadrans.. Filton trouve un moyen astucieux d'enregistrer tout ces paramètres, grâce à des caméras qui filment les panneaux de contrôle pendant le vol…en cette époque pré-ordinateur et pré-électronique, il faut manuellement recouper superposer les données à l'issue d'un vol, tâche fastidieuse, mais essentielle !

Poste des ingénieurs d'essais en vol sur le prototype, avec la caméra qui servait d'enregistreur de vol


Une nouvelle période va commencer : celle des essais en vol. L'équipe Brabazon va tester l'appareil et sa technologie aux limites. Les pannes se succèdent avec une régularité surprenante, et la grande piste de Filton va sauver plus d'une fois l'appareil. Malgré tout, le Brabazon est un bon appareil : aucun pépin grave et insurmontable n'est décelé, juste une longue suite de problème de jeunesse, tout à fait normal lorsque l'on construit un avion qui n'a encore jamais été bâti auparavant.

Malgré tout cela, l'opposition se déchaine face à cet appareil qui est surnommé "l'éléphant blanc" : un mastodonte destiné à montrer de quoi est capable l'empire britannique…mais qui est inutilisable. La BOAC se désiste vite du projet : trop ambitieux, pas rentable : elle annule toutes ses options, malgré les pressions du gouvernement ! Le prototype ne décrochera jamais son certificat de navigabilité, non pas parce qu'il ne répondait pas aux critères d'attribution, mais parce que personne n'a fait la paperasse pour l'obtenir, car il n'y avait aucun client pour acheter ce mastodonte.

L'appareil au retour d'un vol d'essai


1952 : Bristol à déjà englouti 3,4 millions de livres dans le programme, et toujours aucun client potentiel. Ce n'était d'ailleurs pas la faute de  Bristol, mais plus de celle du ministère de l’aéronautique qui était le commanditaire de l'appareil. En mars le gouvernement ordonne d'arrêter les travaux sur le second prototype, alors en cours d'assemblage. Malgré cela, le numéro 1 continue de voler. Mais la hache ne tarde pas à tomber : le 17 juillet 1953, le Ministry of Supply annonce l'abandon du programme, argumentant que l'absence de commandes ne permet pas de justifier l'existence de ce mastodonte. 

Le prototype numéro 1 compte alors 164 vols et 382 heures en l'air. Il est ferraillé dès le mois d'octobre, en même temps que ce qui avait été construit du second prototype. Les deux avions sont entièrement démantelés.

écorché du Brabazon tel qu'il était envisagé


Où le programme a-t-il échoué ? Bonne question : l'appareil à été construit, à volé, présentait un certain nombre de défauts de jeunesse, mais rien d'insurmontable. Malheureusement la vraie raison c'est que si l'appareil était bien pensé, il visait la mauvaise clientèle : le marché visé était celui des gens très riches, voulant voler dans des conditions luxueuses digne d'un paquebot des airs…mais l'économie avait changé, le monde avait changé : désormais, le transport de masse va commencer, et le turboréacteurs va s'imposer : deux paramètres où le Brabazon était incapable d'évoluer pour devenir plus compétitif : il aurait fallut repartir de zéro.

Vu de la salle de cinéma..un luxe qui n'avait plus lieu d'être...


On peut ainsi dire que l'appareil n'a pas été mal conçu : Bristol avait répondu au cahier des charges qu'on lui avait présenté…mais ce cahier des charges était adapté pour les années 30, pas pour les années 50. Tel un dinosaure, le Brabazon ne pouvait que disparaitre, n'ayant plus aucun  marché pour exister. Le programma avait quand même coûté la bagatelle de 11 millions de Livres au total, une somme colossale pour l'époque. Il est intéressant de noter cependant que sur ces 11 millions, 6 millions ont été investis dans les…infrastructures ! Filton ne sera plus jamais pareil : construction de la piste, des hangars "Brabazon", des taxiways etc.. Au final toutes ces infrastructures existent encore aujourd'hui, elles ont vu passer le "Britannia", Concorde", plus tard le BAC 1-11 et même des pièces du "Jaguar" ! Ces investissements ont donc été largement rentabilisés depuis le temps. Mais l'appareil fut quand même un échec coûteux.

Vue du poste de pilotage du premier prototype

Le Brabazon a quand même laissé un bel héritage derrière lui : il a permis la mise au point d'un appareil aux commandes de vol entièrement assistés par hydraulique, d'un appareil avec une cabine pressurisée et avec air conditionné, nouveautés pour l'époque que l'on va retrouver sur tous les avions depuis cette date. Cet héritage ne sera pas perdu : le britannia puis  le Concorde pourront en bénéficier !

Le Brabazon reste ainsi dans l'histoire comme une sorte d'anachronisme, l'appareil conçu pour la conjoncture économique des années 30 mais mis au point dans les années 50. 20 ans plus tard, un autre géant verra le jour : le Boeing 747 : il était plus petit que le "Brabazon"…mais pouvait transporter huit fois plus de passagers. Il sera un vrai succès, car économiquement rentable, tout le contraire du Brabazon.

Un appareil qui émerveillait tout le monde sur son passage...

jeudi 16 janvier 2014

Le comité "Brabazon"

1942 : la Guerre fait rage en Europe et dans le monde. Pourtant, malgré la situation qui n'apparait pas encore comme rassurante, un comité se réunit en Grande Bretagne pour discuter de l'avenir du transport aérien civil d'après Guerre. Il va en ressortir plusieurs idées novatrices pour l'époque ainsi que plusieurs prototypes d'avions, dont certains furent des succès notables. Ce comité avait été lancé par sir Winston Churchill dès le 23 décembre 1942.

L’épopée britannique d'après-Guerre doit beaucoup au comité Brabazon


Pourquoi ce comité au beau milieu de la Guerre ? 

En partant d'un constat simple, à savoir que les américains fabriquent la majorité des avions de transport militaires, qui pourront être convertis en avions commerciaux à peu de frais à la fin de la Guerre alors que les anglais construisent principalement des bombardiers lourds, qui ne sont pas convertibles en avion de transport. Contrairement à ce que l'on peut lire ici et là, il n'y a pas eu de "traité" entre américains et britanniques sur la répartition de la production aéronautique. Il se trouve juste que les avions en production reflétaient les besoins de chaque pays, et l'Angleterre avait un besoin plus aigu de bombardier que d'avions de transport, contrairement aux américains qui avaient un océan à franchir pour arriver jusqu'en Europe.

Lord Brabazon de Tara, un des pionniers de l'aviation britannique


Afin d'éviter tout monopole américain dans le domaine des avions de transport à le fin de la Guerre, les britanniques devaient se pencher sur le problème, et donner des projets significatifs à leur industrie pour ne pas se laisser distancer. Le marché est énorme : il s'agit de fournir des avions pour l'ensemble du Commonwealth, un empire, et donc un réseau mondial.

Le comité se réunit pour la première fois en janvier 1943 autour de Lord Brabazon de Tara, aviateur célèbre, détenteur du brevet de pilote n°1 de la Grande Bretagne, afin d'étudier les besoins en avion de transport, et faire des recommandations sur les types d'appareils à construire. Les réunions se font avec des représentant de la compagnie nationale, la BOAC (British Overseas Airways Corporation). Un premier rapport préliminaire est rendu dès le 9 février 1943.

Le Vickers "Viscount", résultat des spécifications pour le type IIB

Le constat du comité est simple : pour avoir des avions à disposition dès la fin de la Guerre, il faut lancer les bases dès maintenant (1943 - 1944) faute de quoi il serait trop tard. On noetra que l'hypothèse de travail est que la Guerre sera finie en 1945 - 1946 au plus tard. Le comité va identifier quatre puis cinq classes ou types d'avions à construire pour assurer les besoins de l'empire après la Guerre :
  • Type I : un quadrimoteur gros porteur, capable de traverser l'atlantique sans escale, dans des conditions de confort luxueuse afin de rendre le voyage de plus de 12 heures agréable pour tous. Un véritable paquebot des airs en somme.
  • Type II : un avion court courrier, léger, capable de remplacer le DC-3. Il sera ensuite divisé en deux catégories : IIA, motorisé par des moteurs à pistons, et IIB, qui serait développé ultérieurement, avec une motorisation à base de turbopropulseurs.
  • Type III : un appareil plus large, capable de sillonner les routes de l'empire avec de nombreuses escales, aussi connu sous le nom de "MRE" pour "Medium Range Empire" et plus tard LRE, "Long Range Empire"
  • Type IV : un appareil de 100 places à turboréacteurs, invention encore nouvelle à l'époque. Le but était de faire une sorte d'appareil IIIB, remplissant les mêmes missions, mais techniquement beaucoup plus ambitieux, et qui serait donc sans doute développé plus tardivement. Le type IV sera ajouté suite à l'insistance de Sir Geoffrey de Havilland, dont la société était pionnière dans la mise au point d'appareils à réaction, grâce au "Vampire"
  • Type V : cette dernière catégorie sera rajoutée ultérieurement pour couvrir le trou qui s'était crée entre le Type I et le type II, c'est à dire un appareil moyen courrier léger, capable de franchir des étapes autour de la méditerranée.
L'Airspeed "Ambassador", type IIA


Le comité se réunira plusieurs fois, éditant ainsi une série de rapport détaillant chaque type d'appareil en détails : taille, poids, plafond pratique, distance franchissable en fonction du nombre de passagers etc..Entre août 1943 et novembre 1945, il y aura une vingtaine de rapport, dont aucun ne sera rendu public. On notera que les membres du comité Brabazon se retrouvaient de manière assez informelle, pour des discussions tenant plus du salon de thé qu'un comité directeur austère, ce qui explique peut-être son efficacité à définir les besoins de l'ensemble de l'industrie britannique d'après-guerre. Du 2 juin 1943 au 3 ocotbre 1945, il n'y aura pas moins de 61 réunions !

Le Bristol "Britannia", type III MRE


C'est en 1944 que le "Ministry of Supply", le ministère chargé des approvisionnements, va commencer à passer des contrats en vue de construire tous ces appareils : De nombreux marchés seront passés aux différents constructeurs de cellules du Royaume-Uni, et il est parfois difficile de savoir quel appareil a été produit sur la base de quel design, les sources variant beaucoup sur ce point. Pour ma part, j'en ai isolé 8 qui me semble correspondre le mieux au idées du comité Brabazon, mais certains de ces choix sont discutables.

Le mammouth volant, Type I : le Bristol "Brabazon"


Type I : il sera décliné en spécifications de l'Air Ministry, sous la dénomination 2/44. Deux compagnies soumettront des propositions : Miles avec le X-15 (à ne pas confondre avec l'autre X-15) et Bristol avec le "Brabazon" du même nom que le comité. C'est le Brabazon qui sera choisi.

Type II : Suite à la proposition de plusieurs compagnies de produire un appareil à turbopropulseurs, il sera divisé en deux : l'appareil à turbopropulseurs (Type IIB), et un appareil de secours à moteurs à pistons (Type IIA). On trouvera le de Havilland "Dove" et l'Airspeed "Ambassador" pour remplir le rôle du IIA et le Vickers "VC2 Viceroy" et Armstrong Whitworth AW55 "Apollo" pour le IIB. Finalement, ce seront l'Airspeed "Ambassador" et le Vickers "Viscount" qui seront produits.

Type III : deux appareils seront produits : l'Avro"Tudor" et le Bristol "Britannia". Suite à plusieurs délais, ils n'entreront en service que peu de temps avant l'arrivée des jets américains, qui lui prendront son marché potentiel en un temps très court.

Type IV : ce sera l'appareil phare de Havilland, et il deviendra célèbre malgré ses problèmes sous le nom de DH106 "Comet", le premier avion de ligne à réaction.

Type V : il sera également divisé en deux sous-types : le VA qui prendra jour sous la forme du Miles "Marathon" et le type VB, qui deviendra le de Havilland "Dove".

L'Avro "Tudor", dont on retrouve le train bicycle, caractéristique des avions d'avant-guerre.


Soit un total de 8 appareils pour remplir l'ensemble des recommandations du comité Brabazon, pour récapituler :

  • Bristol "Brabazon
  • Airspeed "Ambassador"
  • Vickers "Viscount"
  • Avro"Tudor"
  • Bristol "Britannia"
  • De havilland DH106 "Comet"
  • Miles "Marathon"
  • de Havilland "Dove"
Ces appareils ont tous été produits, mais quel est le bilan final des appareils Brabazon ?

Malgré une publicité ciblée, l'"Ambassador" ne trouvera jamais sa cible...il est déjà dépassé...


Ces huit appareils ont tous eu des destins très différents : 
  • Deux seront annulés assez rapidement, victimes des circonstances, mais auraient pu avoir du succès : l'"Ambassador" (seulement 23 exemplaires)  et le Miles "Marathon" (43 exemplaires construits) : le premier était dépassé avant même sa mise en service du fait de ses moteurs à pistons, et le second provoquera la faillite de son constructeur à la suite du crash de l'un des deux prototypes.
  • Quatre auront une longue carrière : le Vickers "Viscount"  (450 produits), le de Havilland "Dove" (542 exemplaires) et le de Havilland "Comet" (114 exemplaires) et le le Bristol "Britannia" (120 construits).
  • Mais un sera un échec complet : le Bristol "Brabazon" fameux Type I, le plus ambitieux, dont seul un prototype sera construit.
Spacieuse et confortable, la cabine du Comet fera référence !

Si le Britannia ou le Viscount furent des réussites exemplaires, qui permirent de maintenir la domination de l'industrie britannique pendant encore quelques années, les dix années suivantes vont voir une montée en force des avions américains, alors que les britanniques ayant des moyens plus faibles vont progressivement perdre du terrain.

Le Type IV donnera le légendaire "Comet"


Au début des années 60, il devient clair que les anglais ont perdu le marché de l'aviation civile mondiale : Boeing 707, Douglas DC-8 et autre Caravelle trustent le marché. Malgré quelques belles réalisations ultérieures, comme le BAC 1-11, ou encore le Trident et le VC-10, le marché est verrouillé, et à partir de 1970, le monde va progressivement acquérir un marché bipolaire, entre Boeing et Airbus. Pourtant le comité Brabazon avait posé dès 1943 les bases du transport aérien moderne, grâce à une étude très poussée, qui s'est révélée fausse sur plusieurs points…mais qui aurait pu deviner l'essor que prendrait le transport aérien tout au long des années 60 puis 70 ? Malgré ses erreurs, le comité Brabazon à quand même donné naissance aux "Viscount" et autres "Comet", appareils en avance sur leur temps et qui profiteront de très nombreuses commandes. Il est regrettable que le nom de comité Brabazon soit associé à l'échec de l'avion du même nom plutôt qu'à l'influence que ce comité à eu sur l'aviation d'après-Guerre, dans le Royaume-Uni comme dans le monde entier, où les travaux du comité ont posé les bases de l'aviation moderne.

Le Miles "Marathon", un avenir limité, dont le crash du prototype mettra Miles en faillite. Hanley Page reprendra sa fabrication, avec un succès très mitigé.