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jeudi 7 novembre 2013

Opération "Tamouré"

En France, la fin des années 50 et le début des années soixante ont été marqué par une progression extrêmement rapide des capacités aériennes et navales française, de par l'adoption de l'arme nucléaire et le développement des vecteurs associés. Côté navale, on retiendra la mise au point du "Redoutable" et côté aérien du duo "Mirage IV - C-135F". La mise au point du Mirage IV par la société Dassault reste l'un des rare programme de ce type en France, où les moyens ont été donnés (mais pas gaspillés) à tous les niveaux pour parvenir à mettre au point un bombardier moyen, capable de naviguer en aveugle pour larguer une bombe atomique sur un objectif donné, tout en protégeant l'appareil par une suite de guerre électronique complète, chose dont le concept même n'existait pas en France au moment du choix du mirage IV en 1958.
Pour plus de détails sur la mise au point du Mirage IV, je vous invite à consulter l'excellent article de Spot'Aero sur le sujet.

écorché du Mirage IV




Le 1er octobre 1964, la 1ère unité des forces aériennes stratégiques (FAS) était déclarée opérationnelle et prenait sa première alerte nucléaire. Malgré cela il restait à démontrer la capacité de naviguer et larguer la bombe atomique en conditions réelles. Ce sera le but de l'opération "Tamouré", rendue possible par la mise au point du centre d'expérimentation du pacifique allait ainsi pouvoir permettre de tester l'ensemble du système.

Conçue comme un exercice en grandeur réel, faisant appel à la fois à la bombe nucléaire, au Mirage IV et aux C-135F, cette opération était la plus grande et la plus complexe jamais organisée avec les forces stratégiques. En plus des avions et équipages, elle mobilisait également plusieurs bâtiments de la Marine, ainsi que des scientifiques du CEA, des observateurs militaires, ainsi que des escadrons de transport et d'autres équipés de "Vautour" modifiés pour la collecte d'échantillons à haute altitude lors des essais nucléaires.

L'appareil est imposant au sol


C'est l'escadron 1/91 "Gascogne" (Mirage IV) et l'escadron de ravitaillement 4/91 "Landes" (C-135F) qui sont chargés de la mission. Le premier objectif est la navigation sur près de 20 000 km séparant la métropole jusqu'à la base de Hao en Polynésie. Pour augmenter les chances de succès, un Mirage IV fera le voyage par ses propres moyens les C-135F pouvant le ravitailler et lui servir de relais radio, et un second Mirage IV sera démonté et expédié par voie maritime grâce à la Marine.

Le ravitaillement en vol sera indispensable pour mener à bien la mission...

L’itinéraire suivi tenait compte d'un grand nombre de facteurs : longueur de piste, aérodrome de déroutement en cas d'échec du ravitaillement en vol, terrains de secours en cas de panne, etc…tout en tenant compte des relations diplomatiques "compliquées" que la France peut entretenir avec certains de ses voisins…Finalement, ce sera le trajet Mont de marsan - Boston - Sacramento - Honolulu - Hao qui sera retenu. L'avantage principal étant que les américains pouvaient assurer la maintenance des C-135F en cas de besoin…en revanche, il faudra user d'un luxe de précautions pour empêcher que le Mirage IV soit observé de trop près…

L'opération débute en mai 1966. Personnels et matériels commencent à converger vers la base de Hao.

Le 10 mai, à 9h précises du matin, un Mirage IV, le numéro 36 pour être précis, s'élance en bout de piste à Mont de Marsan. Il part en direction de Otis AFB, à côté de Boston. Le trajet est long, une profonde dépression sévissant sur le Nord-est des Etats-Unis. Deux ravitaillements en vol par des C-135 étaient prévus, mais devant la violence des vents, l'état-major décide d'intercaler un troisième ravitaillement, difficile avec des rafales à plus de 100 nœuds tout le long du parcours. Le troisième ravitaillement permettra ainsi à l'appareil d'être en permanence à portée d'un aérodrome de déroutement, même sur un seul moteur. Un "Constellation" de recherche et sauvetage (SAMAR) se tenait d'ailleurs aux Açores…au cas où…

Après avoir eu des conditions un peu meilleures que prévu, le Mirage IV se pose à Otis après 7h40min de vol. Il s'agissait là de la première traversée de l'Atlantique sans escale d'un avion de combat français. L'accueil de l'USAF sur ses bases fut très sympathiques, et la coopération du trafic aérien fut totale. Aucun dépannage ne sera nécessaire et le Mirage IV pourra continuer son vol sans encombre, arrivant enfin au dessus du pacifique pour un long vol sans escale.

Le Mirage IV se posera à l'heure prévue à Hao, marquant la première réussite de l'opération "Tamouré", mais le plus dur restait à venir ! Le Mirage IV ainsi que les deux C-135F d'accompagnement sont accueillis par le général commandant les FAS en personne.

poste de pilotage du Mirage IV


Hao était une base neuve. L'Atoll, encore à l'état naturel avait été complètement transformé par des travaux intensifs : piste, taxiway, baraquements, salles de briefing et logements ainsi qu'un dépôt de campagne d'armes nucléaires : tout était neuf, pour l'inauguration de la campagne de tir prévue le 1er juillet.

Les pilotes et mécaniciens retrouvent ainsi le détachement de l'escadron "Loire" équipé de Vautour, spécialisés dans les prélèvements de particules rejetées lors de l'explosion. Ils retrouvent également le deuxième Mirage IV, qui est le numéro 9, arrivé par bateau, qui est en cours de remontage.

Dans les semaines qui vont suivre, Mirage IV et navires vont s’entraîner, les Mirages s’entraînant à réaliser des profils de vol longue portée, tout en communiquant avec le croiseur "de Grasse", bâtiment amiral du "groupe alpha", ensemble de navire de mesure et de commandement en charge de suivre les essais nucléaires.

le "De Grasse" équipé de son mat radio spécial pour recevoir les ordres de tir de l'Elysée

Le Mirage IV sera rapidement surnommé "l'aiguillette" par les Tahiticiens en raison de sa silhouette rappelant celle d'un poisson local…

Un incident fâcheux va cependant survenir : le Mirage IV no 36 venu en vol va connaitre un atterrissage rude à la limite du crash. Lors d'un retour de mission, un brouillard se forme soudain dans la cabine suite à un changement de pression dû au système de conditionnement d'air, le pilote ne voit plus rien et se pose avant le seuil de la piste. Les amortisseurs sont endommagés, et il faudrait inspecter la structure à la recherche d'éventuels dommages, mais il n'y a pas d'équipements ou de pièces de rechange sur place. Il est donc indisponible, et le Mirage arrivé par voie maritime reste alors le seul disponible. Il fallait donc absolument que celui-ci ait une disponibilité de 100%, sans quoi la mission courait à l'échec.

Le 2 juillet, c'est le premier tir nucléaire de la campagne, à partir d'une bombe déjà positionnée sur une barge au large dans le lagon de l'atoll. Après ce premier tir, les conditions météo vont se dégrader, et il faudra encore attendre avant de pouvoir lancer le Mirage IV. Il était primordial que les vents soient dans la bonne direction pour que les retombées radioactives ne tombent pas en dehors du périmètre de sécurité défini. Malgré des vents défavorables, une répétition du vol du Mirage IV est effectuée, afin de vérifier que tout fonctionne, tant au niveau de l'avion que des moyens d'essais prévus.

Enfin la division météo annonce le 18 juillet une accalmie : ce sera pour le lendemain, 19 juillet 1966.

Décollage, la bombe est accrochée sous le fuselage (Service Historique de la Défense)


Il est à peine 4 heures du matin lorsque le Mirage IV est mis en alerte. En attendant les derniers relevés météo, les navires convergent vers la zone d'essai, et plusieurs P2 "Neptune" de la flotille 8S prennent l'air, avec pour mission de sécuriser la zone d'essai et de vérifier qu'aucun navire étranger ne s'y trouve.

Une fois l'ordre de tir reçu de l'Elysée, les deux ATAR du Mirage démarrent dans un bruit assourdissant. Le commandant André Dubroca est en place avant, accompagné du capitaine Guy Caubert comme navigateur. La bombe nucléaire est attachée sous l'avion, ses fixations vérifiées par deux fois. Le mirage s'élance alors sur la piste, dans toute la puissance de ses deux réacteurs lancés à pleine puissance, avant de s'éloigner vers le large. Il porte une bombe AN-21 "Arme Nucléaire modèle 21", d'une puissance de 60kt (quatre fois plus qu'Hiroshima) c'est une bombe atomique à l'uranium 235.

La bombe nucléaire AN21, emportée par le Mirage IV

Le Mirage monte à 12000 mètres et accélère à Mach 2. Il va alors rencontrer une zone de forte turbulence qui oblige le commandant Dubroca à se crisper sur les commandes. Malgré cela, le vol se déroule comme prévu, et un ultime check de position est effectué avant le "bomb run" avec le C-135F qui observe à quelques kilomètres de l'objectif. Ils observent le Mirage IV laissant de longues trainées blanches . Le ciel au dessus de la zone de l'objectif est couvert, et l'équipage navigue en aveugle, aux instruments. L'équipage du Mirage IV tire les rideaux anti-flash, des grands pans de tissus occultant pour les protéger du flash de l'explosion. A partir de ce moment, tout se passe en vol aux instruments. Il est 5h00 heure locale, et le copilote déroule une ultime checklist, alors que le de Grasse confirme que tout est en place et que l'ordre de tir est confirmé.

Ultimes vérifications avant largage (la photo est bien plus récente que le récit)

5h03, le mirage effectue une dernière correction de cap. Le témoin "bombe armée" clignote dans le cockpit. Il est 5h04 lorsque l'équipage ressent un choc et le Mirage effectue une légère embardée vers le haut : la bombe vient de se détacher. Aussitôt, le mirage effectue un grand virage tout en allumant sa postcombustion pour s'éloigner au plus vite.

A bord de la bombe, tous les circuits sont armés : il ne reste qu'un signal à donner : le baromètre qui doit déclencher l'explosion à une altitude précise.

Il est 5h05, 16h05 à Paris, lorsque la bombe détonne. Le Mirage IV est déjà loin, et aucune perturbation ne se fait sentir, tant au niveau de la tenue du vol que des équipements de bord. A Hao, les techniciens pourront apercevoir le flash de l'explosion pendant plusieurs secondes à l'horizon. La base se trouve pourtant à plus de 500km du lieu de l'explosion !

En quelques secondes un immense nuage se forme dans le ciel, où se mêle le jaune, le marron, le violet, qui s'élève rapidement vers la haute altitude.

Quinze minutes plus tard, alors que le Mirage rentre à Hao, c'est au tour des "Vautour" de l'escadron Loire d'entrer en action. Spécialement équipé de conteneurs sous les ailes contenant du papier buvard, ils traversent plusieurs fois le nuage dans le but de ramener des échantillons de poussière et des particules radioactives, qui permettent de déterminer les caractéristiques de l'explosion. Les pilotes n'ont reçu aucune protection supplémentaire. On notera que les techniciens du CEA  disposeront d'un bouclier en plomb pour attraper les fameux papiers buvards grâce à une longue tige…alors que les mécaniciens de l'armée de l'air chargés de nettoyer les avions n'ont reçu qu'une combinaison plastique avec masque filtrant…loin d'être convaincant comme protection. Certains vautour seront d'ailleurs immergés dans le lagon, tellement leur niveau de radioactivité est élevé ! Quid des pilotes ? C'est un sujet qui embarrasse le ministère de la défense depuis des années.

Le lavage des "Vautour" radioactifs au retour de mission.
Le bombardement est un succès, le rendement calculé de la bombe correspond à ce qui est observé. Pour les Forces Aériennes Stratégiques, la mission a permis de valider les procédures d'entrainement et la formation des personnels tiendra compte des retour d'expérience de l'opération. La disponibilité des appareils sera excellente, et tous les objectifs seront atteints. L'opération terminée, il fallait encore rentrer jusqu'en France. Le Mirage IV no9 fera le trajet inverse de son cousin qui lui sera rapatrié par bateau. Le retour en France se fera comme à l'aller : sans problème notable. Les équipages des FAS quittent Hao le 25 juillet sous la pluie, et seront de retour en France le 28 juillet. On posera à cette occasion un insigne distinctif sur le Mirage IV no 9 en souvenir de l'opération. La crédibilité de l'alerte nucléaire n'en fut que renforcé, surtout à cette période où le plateau d'Albion n'était pas encore opérationnel, pas plus d'ailleurs que "le Redoutable".

Marquage commémoratif de la mission

Ce Mirage IV numéro 9 existe toujours : il est aujourd'hui exposé au musée du Bourget, juste à côté des deux Concorde. Il est en configuration "décollage" avec les fusées JATO en place, ainsi qu'une maquette de la bombe AN21…il est d'ailleurs dommage qu'il soit si peu mis en valeur, étant quelque peu boudé par les visiteurs qui préfèrent aller visiter les deux autres illustres voisins du Hall Concorde.

Le Mirage IV numéro 9 dans sa maison au Bourget, juste à côté des deux Concorde

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