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jeudi 18 avril 2013

Trahir sur ordre

Une histoire bizarre de la Guerre Froide, contée par Joe Sutter..ou comment il a donné des secrets industriels aux soviétiques…sur demande de son propre gouvernement !

L'histoire se déroule en 1967. A cette époque, Boeing est en plein développement d'un appareil long courrier appelé à un avenir brillant : le 747. Il est aussi en plein développement du "Concorde américain" ou SST : "SuperSonic Transport Aircraft". Nous sommes aussi avant la "détente" des années 70, et la Guerre Froide est bien froide à cet époque.

Joe Sutter, le "père du 747"



Pourtant, un matin, le président de Boeing reçoit un courrier du department of state (le ministère des affaires étrangères américain) lui demandant si il veut bien autoriser une délégation de Boeing à rencontrer une délégation soviétique, pour un échange libre d'information technique. Thornton Wilson, le PDG de Boeing, est tenté de décliner…pourtant il sait qu'il a un souci sur son avion supersonique…et que les Soviétiques ont les réponses à ses questions !

Comme sur Concorde, les américains vont se heurter à un obstacle sur la route du supersonique : la chaleur. Il faut trouver un matériau suffisament léger pour ne pas pénaliser l'avion…mais suffisamment résistant à la chaleur pour ne pas se déformer sous l'effet du vol à Mach 2,7, vitesse envisagée pour le SST américain (contrairement à Mach 2 pour Concorde). La solution qu'envisage Boeing est de construire l'avion en titane, un métal plus résistant et plus léger que l'aluminium…et qui se comporte très bien à la chaleur.

Le projet du "Concorde américain" de Boeing

Mais le titane à un défaut : il est extrêmement rare aux Etats-Unis et très difficile à travailler…concevoir des pièces avait déjà été fait…mais un fuselage entier, c'était une autre paire de manche. C'est une des raisons pour lesquelles Concorde était limité à Mach 2.2 : il gardait une structure en aluminium.

D'un autre côté, les soviétiques avaient déjà beaucoup d'expérience avec le titane, que l'on trouve en abondance en Russie. Les russes savent réaliser des avions et même des sous-marins entièrement en titane ! Espérant en savoir plus, Wilson accepte…à condition que la rencontre ait lieu sur un territoire neutre…

Le State Department va choisir…un restaurant à Paris ! No comment sur la neutralité du lieu choisi…mais bon on y mange bien ! Wilson demande à Sutter de s'y rendre avec d'autres ingénieurs, côté 747 et SST ainsi que des commerciaux, dont le responsable des ventes pour le bloc de l'est (poste étrange vu que Boeing ne vendait aucun appareil aux pays de l'est).

Le "city of Everett", prototype du 747 au décollage


Arrivés à Paris, ils se rendent dans un grand restaurant où tout un étage à été privatisé rien que pour eux. Les règles du jeu étaient simples : les américains pouvaient poser leur questions en premiers, et si les russes étaient coopératifs, alors ils pouvaient partager des informations techniques "du même niveau que celles données". Savoir jusqu'où aller n'était pas simple à juger !

Les ingénieurs russes se montrent enjoués et passionnés par leur sujet, comme les américains, ce qui facilite les échanges. Les russes répondront à de très nombreuses questions sur la fabrication et l'usinage du titane.

En échange, les russes se montrent très intéressé par la manière de monter les moteurs sur les liners de Boeing : sous les ailes et non à l'arrière comme la Caravelle. Pressé de ne rien cacher, Sutton explique alors aux russes les avantages des moteurs sous nacelles. Une discussion animée et ponctuée de dessins techniques, d'abord sur les serviettes, puis sur la nappe elle-même, va alors se poursuivre pendant une bonne heure.

Finalement satisfaits, le dîner se termine alors qu'il est presque minuit, et les deux délégations rentrent dans leurs hôtels respectifs..Sutton note que les russes ont soigneusement pliés et mis dans leur poches toutes les serviettes de table…beaucoup d'informations techniques sont partis sur des serviettes ce soir là…des deux côtés !

Au retour, Sutton aura quelques soucis avec ses collègues, beaucoup persuadés qu'il a trop parlé et que les soviétiques n'avaient pas besoin d'en savoir autant. Une autre délégation soviétique se rendra à Seattle quelques mois plus tard…et ne manquera pas de remercier Sutton pour son "aide inestimable" ce qui ne rendera pas service à l'intéressé. Il ne sera pas aidé non plus par la sortie du premier appareil soviétique long courrier, l'Iliouchine 86…qui possède quatre moteurs sous les ailes, exactement comme un 747…

Un Il-86 d'Air Siberia au décollage

Pourtant Sutton n'a fait que obéir aux ordres de son chef : glaner des informations en échange d'autres informations. Pour la morale de cette petite histoire, au final qui a le plus profité de cet échange ? Le programme du supersonique américain sera annulé quelques années plus tard, et Boeing ne mettra jamais en application les enseignements sur l'usage du titane…mais d'un autre côté, les russes ont adopté la disposition des moteurs "à la 747"…mais l'Il-86 est tout sauf une réussite : sous-motorisé, avec une avionique manquant totalement de fiabilité…les soviétiques n'ont pas gagné grand-chose non plus dans l'affaire…bref, chacun pensait avoir fait une bonne affaire, mais personne n'en a profité au final !

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